Ayda, qui vit aujourd’hui à Tyr avec ses enfants, continue à entretenir d’excellentes relations avec son ex-mari, Nasser, et chaque dimanche se retrouve à manger chez les Ajram, son premier nom de famille, avec la mère, les frères et sœurs, les enfants, et bien sûr Nasser et sa nouvelle femme, avec laquelle elle s’entend très bien. Ce dimanche-là elle m’invite à me joindre à eux. Les Ajram sont d’Abasiyé, dans le sud du Liban, et ont été parmi les nombreuses familles à envoyer un de leurs fils tenter sa chance en Afrique.
Mustapha, mon père, avait à peine vingt ans quand il a quitté le pays, en 1932, me raconte un des frères, Fayez, pour trouver une vie meilleure, car à l’époque il y avait beaucoup de pauvreté au Liban.
Il avait décidé d’aller aux Etats-Unis et il a fait escale à Marseille, pour changer de bateau et traverser l’Atlantique. Mais les français étaient malins. Le bureau des colonies lui a dit qu’il n’y avait plus de place pour l’Amérique. Il a dû être déçu. Sinon il y a le Sénégal. C’est où ça ?
Les français avaient besoin de médiateurs entre les indigènes et eux, pour récupérer les richesses. Comme il n’avait pas le choix, qu’il ne pouvait pas retourner au Liban sur un échec, il a fini par débarquer à Dakar, pour travailler dans l’import-export. Il allait dans le bush en convois de camions, achetait la marchandise, la revendait à la capitale.
Mon père, c’était un dur à cuire, qui n’obéissait qu’à lui-même. Un jour, alors qu’il était déjà bien avancé sur un pont, il s’est trouvé nez-à-nez avec un énorme convoi de l’armée franco-sénégalaise, qui lui a demandé de céder le passage. Mon père a expliqué sans s’énerver qu’il était arrivé avant, que c’était à eux de reculer. Il y a eu une dispute, mais au final il n’a pas cédé un mètre et l’armée a dû s’écarter.
À Dakar, un soir, il y avait une fête libanaise, et obligation de mettre la Marseillaise, c’était la règle. Alors ils ont joué une fois l’hymne pour respecter le règlement. Mais les officiers ont demandé qu’on remette la chanson. Comment ça !? Mon père s’est levé, il a dit à l’officier de sortir se battre, qu’ils ne mettraient pas deux fois la Marseillaise, une fois ça suffisait très bien !
Finalement les Français en ont eu marre de lui. Ils lui ont demandé gentiment de partir. D’abord il est allé en Iran, huit mois. Puis en 60 il a débarqué au Libéria, où il a pris un magasin, devant la gare de Monrovia. Et ensuite il a continué ses affaires à Bassam, en Côte d’Ivoire, là où moi aussi j’ai débarqué la première fois, pour rejoindre le Zaïre, en 1984.
Comme lui, pareil, j’avais vingt ans et je conduisais un gros camion. J’allais dans la jungle, j’achetais de la marchandise dans les villages, quatre noirs avec moi, et de la nourriture pour deux semaines, une pour aller, une pour revenir.
Un jour on a eu un problème avec le camion. Le mécanicien réparait au fur et à mesure, mais là c’est l’arbre à came qui avait cédé, on n’avait pas de rechange.
Il est parti à Kinshasa chercher la pièce de rechange, et nous en l’attendant, on a fini toutes les conserves, et vite on a eu faim. À un moment, j’ai dit aux gars, bon dieu ! allez donc nous trouver de quoi manger ! On a plus rien ! On va pas se laisser mourir de faim quand même !
Ils sont revenus avec une feuille de banane pliée. Patron, j’ai trouvé quelque chose. Vas-y, ouvre. Dedans, il y avait de gros vers. Ça va pas !? Je vais pas manger ça ! Les vers étaient vivants. Patron, goûte, c’est bon ! Les trois eux mangeaient comme si c’était des cacahouètes. Ils en mangeaient, et ça ne semblait pas leur faire de mal. Alors j’ai pris un vers dans la main, il bougeait, j’ai fermé les yeux et avant qu’il continue à se débattre, je l’ai broyé entre les molaires. Ça avait bon goût. Je me suis mis à manger plus vite qu’eux, j’ai fait le plein de protéines.
Par contre une fois j’avais mangé du macaque dans une de ces petites huttes que tu trouves en bord de piste. En lingala, macaque ça veut dire singe. Je m’étais régalé mais quand j’ai su ce que c’était, psychologiquement ça m’a bloqué, j’ai eu un mal de ventre, j’ai vomi tout le macaque sur la route.
Son en anglais dans dossier Liban 2016/Tyr/Chez la famille Ajami, Fayez