“ Bourass (Tête grosse)…On raconte que l’attribution du nom de famille à la famille Bourass lors de l’instauration des livrets civils pendant la colonisation s’était passée dans une entente parfaite. Quand le tour de l’aïeul des Bourass arriva, il se présenta devant le représentant des autorités coloniales flanqué, bien entendu, du Moukaddem. A la vue de l’aïeul, le Mokaddem s’écria : « Ah ! Bourass ! » Le représentant des autorités coloniales, légèrement versé dans le dialecte local, sans demander s’il s’agissait d’une proposition de nom de famille ou d’une exclamation à la vue de l’aïeul, acquiesça immédiatement en souriant et porta sur sa fiche, comme nom de famille, Bourass.
En effet, les Bourass, surtout la gente masculine, avaient des crânes énormes, aussi larges que leurs épaules. On ne pouvait rater un Bourass : un mégacéphale et un menton étroit, presque pointu. Leur face reproduisait, en somme, un triangle isocèle inversé parfait : la base en haut et le sommet en bas. J’eus la chance d’être le compagnon de table de l’un des descendants du Bourass aïeul. Mon compagnon était le prototype de la famille Bourass physiquement, bien sûr, mais également moralement. En effet, les Bourass sont connus pour être peu bavards, peu sociables, presque taciturnes, solitaires et rêveurs. Quand je fis connaissance du Bourass élève, je compris qu’on les accusait à tort d’être des rêveurs. Ils ne rêvaient pas, mais somnolaient, malgré eux, à toute occasion tellement leur tête, bien pesante, est lourde à porter. Proportionnellement à leur corps assez trapu, leur tête devait peser, grosso modo, le tiers de leur poids. En classe, la tête du Bourass élève basculait, au moindre assoupissement de sa part, ce qui arrivait souvent, dangereusement en avant ou en arrière, mais il se ressaisissait rapidement grâce à des reflexes courts et précis qu’il avait dû développer par l’expérience. Bourass fils avait en plus une manie qui était apparue dès la première semaine de sa scolarisation : il dessinait des cercles parfaits, mais au milieu de ses cahiers. Il repassait son stylo sur le périmètre de son cercle à longueur de journée, jusqu’à ce qu’un trou béant apparût au milieu des pages. Il laissait les ronds des feuilles détachés bien à leur place, dans le cercle, puis sortait un autre cahier et recommençait le même manège. Quand l’un de nos maitres se mettait à vérifier nos cahiers et qu’il ouvrait celui de Bouras, les ronds parfaits et détachés s’éparpillaient sur le sol. Les enseignants avaient beau menacer, punir, convoquer les parents …, en vain.
Puis, lassé de ce jeu, Bourass affina, au bout de deux mois, sa manie : il ornait désormais l’hémisphère supérieur de ses cercles parfaits par des éclaboussures d’encre en guise de flammes, tels des roues enflammées de dompteurs de cirques au milieu desquelles sautent des animaux. Les enseignants de Bourass désespéraient, le laissaient, petit à petit, libre de dessiner ce qu’il voulait, après tout c’étaient ses cahiers. Certains parents les consolaient en leur disant que les Bourass n’étaient pas faits pour l’école et qu’aucun d’eux, même parmi les plus studieux, n’avait décroché son certificat d’études primaires.
Quelques mois plus tard, Bourass se mit à dessiner des flammes, avec un crayon certes, mais les jeux d’ombre et de lumière, de clair obscure, étaient si parfaits qu’on s’imaginait devant un feu dansant. Il avait toujours des briquets dans les poches. Lors des récréations ou avant l’ouverture du portail de l’école, il en allumait un et contemplait en silence la flamme. En classe, il ouvrait son cahier et se mettait patiemment à dessiner, complètement obnubilé par ce qu’il faisait. Les enseignants le laissaient faire puisque, dans leur esprit, il était condamné à quitter l’école à la fin de l’année.
Au mois de mai, il commença à faire très chaud. Une association d’immigrés offrit à notre école des rideaux, de beaux rideaux d’un jaune foncé qui descendaient jusqu’au sol. Bourass était ébahi : l’après-midi, quand le soleil tapait très fort dans la salle, on tirait les rideaux. Leur couleur jaune colorait alors toute la salle, répandant un air enflammé sur les murs, les tables, les visages…. De temps en temps, une petite brise faisait vibrer ces stores. On avait l’impression d’être pris au milieu de flammes agréables, fraiches et bienfaitrices. Bourass négocia une place près de ces stores avec un élève contre trois ou quatre briquets. Il caressait les nouveaux rideaux comme des êtres chers, à longueur de journée. Il ne dessinait plus.
Un après-midi, le rideau près de Bourass prit subitement feu, puis suivirent les autres rideaux tous faits en matière très inflammable. On nous sortit de la classe. On sortit tous les élèves de toutes les classes. On appela les pompiers. Le feu fut maitrisé et Bourass définitivement exclu de l’école : il avait avoué avoir mis le feu au rideau près de lui croyant qu’un rideau qui résiste au soleil torride ne peut céder au feu d’un minuscule briquet !
La famille Bourass prit toutes ses précautions et surveilla le petit, lui interdisant même de mettre les pieds dans la cuisine. Mais il arrivait toujours à se procurer des briquets. Désormais, pour jouer à l’incendiaire, il s’isolait dans le terrain vague jouxtant le bidonville où il habitait, ou, pour être sûr d’être tranquille, il s’enfonçait dans la décharge publique à deux kilomètres de la masure familiale. Il allumait alors de petits feux, les nourrissait, les protégeait contre le vent, les écoutait longuement, leur parlait comme à des amis intimes… Ils passaient ensemble des moments agréables.
Vers ses quinze – seize ans, la surveillance familiale commença à se relâcher. Puis vint l’Aid El kebir (Fête où les musulmans sacrifient un mouton). Le matin, les enfants qui calcinent les poils des têtes et pattes de moutons allument des feux ici et là. Bourass prétendit faire de même pour gagner de l’argent de poche. On le laissa. Il s’activa toute la journée au milieu des flammes. Il était aux anges, au comble du bonheur. Des enfants, subjugués par son acharnement au travail et sa bonne humeur, lui apportèrent tout objet inflammable sur lequel ils mettaient la main et dont il se servait pour calciner les poils des têtes et pattes de moutons : caisses en bois, troncs d’arbre, portes brisées et même des pneus…
Le soir, il lui restait beaucoup de bois et de pneus et pas de têtes ni de pattes de mouton. En guise de cérémonial de clôture de cette journée exceptionnelle qui l’avait vu se réconcilier avec son élément, le feu, il jeta tous les objets inflammables que les enfants avaient apportés d’un coup dans le feu. Les flammes montèrent dans le ciel, illuminèrent la nuit, puis firent éclater les fils électriques suspendus aux grandes poutres qui s’écroulèrent à leur tour. Seules les flammes de Bourass allumaient alors le quartier. Ces flammes s’en allèrent par la suite flirter avec les baraques voisines qui prirent feu également. Les pompiers et la police arrivèrent. Bourass fut écroué et condamné à cinq ans de prison.
Trois ans plus tard, nous apprîmes que Bourass avait mis le feu à sa cellule. Lui et ses cinq compagnons de cellule y laissèrent la vie. Les plaisantins disaient alors que comme Bourass était un gentil garçon, il irait au paradis. Mais comme il est un pyromane invétéré, il y mettrait le feu et en ferait, en toute bonne foi, un enfer.”
Ait Hmad