Histoires vraies du Dedans

Mon père, par Kamel

2 mai 2021

Temps de lecture : 3 minutes

Cette histoire est tirée du volume 1 des Histoires vraies du dedans dans le cadre des ateliers menés en 2015-2016 dans les centres pénitentiaires des Baumettes à Marseille et Toulon-La Farlède, le centre de détention de Tarascon et à la Valentine, dans l’établissement pénitentiaire pour mineurs.

J’ai grandi à Sétif, on était quatre garçons et cinq filles. Mon père, lui, il était avec 11 sœurs. Il est venu en France dans les années 54-55, il est venu à la Valette, comme maçon. Pour mon grand-père, j’étais le chouchou, car il n’y avait que moi, il m’aimait beaucoup, même si je faisais des bêtises ou des erreurs, jamais il ne m’a frappé ou dit des choses qui me blessaient. Même ma grand-mère. J’étais un enfant heureux, il ne me manquait rien, même il me donnait de l’argent de poche.

Mon père, il travaillait ici en France. J’avais un an quand mon père est parti… La première fois qu’il est venu en vacances en Algérie, c’est mon plus vieux souvenir, il m’a ramené une bicyclette, et des chocolats. Il avait écrit qu’il avait acheté une bicyclette, alors moi j’ai attendu. Un jour, ça ressemblait à un an. Et c’était une fête, quand il arrivait. Il prenait un taxi avec deux, trois personnes, de l’aéroport, et il arrivait comme ça au bled, il arrivait toujours accompagné. Ils prenaient leurs congés ensemble, avec les collègues. Mon père il m’aimait beaucoup. Mon grand-père, il travaillait la terre, le blé, le maïs. Agriculteur. J’étais petit, et quand j’avais 6 ans ou 7 ans, on développe l’amour du père, on le connaît mieux : il m’amenait en ville, il m’achetait des bonbons, on oublie un peu le grand-père, parce qu’on s’attache au père, parce qu’on le voit une fois par an. Et quand il va repartir, toute la nuit on pleure, avec mon frère, même ma mère pleure, c’est comme un deuil, ça dure deux ou trois jours, puis la vie normale continue. Puis l’été d’après, il revient.

Quand il venait, tout le monde était heureux, il était généreux, avec tout le monde, il invitait les gens, à manger, c’était quelqu’un d’ouvert et jusqu’à sa mort, en 2005, il était comme un ami pour moi, on parlait et on rigolait tout le temps. Quand il venait, il égorgeait 4 ou 5 agneaux… On buvait le café avec lui. Alors que c’était cher, le café. Quand il était là, mon père, il ne jouait pas aux jeux, il racontait, il parlait, chacun racontait, il racontait la France. Il donnait quelque chose, pour ses sœurs, une robe, un foulard…

En France, il était malheureux, parce que lui aussi il pleurait quand il repartait. Mais il était obligé, il fallait qu’il travaille pour nous faire manger. Il disait : « Va à l’école, ne fais pas de bêtises ». Il nous conseillait beaucoup ; le soir, il nous disait de faire attention, à la vache, au mouton, il fallait faire attention à bien dormir. Il me manquait beaucoup quand il était en France.

Après, quand j’ai grandi, quand j’ai vu comment il vivait en France… c’était une vie de chien. J’ai vu comment il revenait du travail, avec ses vêtements pleins de ciment, il se changeait, puis il faisait sa prière, et il faisait à manger, c’étaient des années noires. Il vivait avec un autre gars. Ils partageaient une cuisinière, un frigo. Il était seul, sans sa femme, il avait laissé ma mère, mon grand-père ; il faisait des économies. Il avait une vie dure, même moralement. Il parlait un peu de Le Pen, au début, de Mitterrand, avant qu’il devienne président, mais il parlait pas beaucoup politique. À l’époque, il y avait moins de racisme : je me souviens très bien la première fois que je suis venu à l’aéroport, et quand la police française nous voyait avec un passeport de touriste, elle nous souhaitait la bienvenue ; tu passais avec ton argent et ton passeport vert, tu étais comme un roi. C’était comme ce qu’est aujourd’hui le passeport européen.

Après, j’ai commencé le trafic. Je vendais des voitures, je gagnais très bien ma vie ; je vendais des voitures en Algérie. Et mon père m’a jamais dit un mot, même la première fois que je suis venu en France, je suis arrivé à Toulon, tout seul, je suis resté chez lui une nuit, il m’a donné l’argent, et je suis parti à Chambéry ; j’allais faire du business, j’avais vingt ans.

Kamel, Toulon 2016