Une histoire collectée par Mohamed Kacimi et Benoît Guillaume dans la résidence ALOTRA du boulevard Viala, dans le quartier de la Cabucelle de Marseille.
L’école et l’armée
Je suis entré à l’école en 1962, je suis sorti à la sixième. J’ai raté mon examen de sixième, je crois que j’ai redoublé deux fois. Mon père était pauvre, très pauvre. Il était berger, les gens lui confiaient leurs moutons. Après mon échec, je me suis dit : « Je vais me retrouver avec des enfants plus jeunes que moi », j’ai eu honte. En 1972 j’ai fait mon armée à Bizerte, à soixante kilomètres de Tunis, c’était les débuts de la marine. Ils nous mettaient une chambre à air autour de la taille et nous jetaient à l’eau, c’est comme ça que j’ai appris à nager.
Comme j’étais bon en arabe, j’ai été affecté au contrôle des balises d’éclairage du port pour que les bateaux accostent tranquillement la nuit. En 1972, la Libye a attaqué la Tunisie, nous avons été réquisitionnés. L’armée m’a demandé de m’engager, ils m’ont promis un grade de sous officier. Je me suis dit que je ne pouvais pas faire carrière dans l’armée. Je suis rentré chez moi, mon père était dans la misère, noire. J’ai pensé émigrer en Libye, j’avais un oncle qui vivait à Marseille, mon père lui a dit que je voulais aller en Libye. Il a refusé et il m’a demandé de le rejoindre en France. Il a donné 20 dinars à mon père pour me payer le voyage.
L’arrivée en France
Moi, pour aller en France, je ne savais rien. En 1973, j’ai pris le bateau de Tunis. C’était pas un bateau, le bateau était un wagon à bestiaux, sans chaises, rempli de fumier. J’ai débarqué à la Joliette, et à la Joliette, je me suis senti étranger. J’ai regretté d’avoir quitté la Tunisie, je connaissais quelques mots en français : « bonjour », « merci », « donne moi le pain »… Après je vais apprendre à causer le français sur les chantiers. J’ai chialé. À Passerine, dans mon village, j’étais misérable tout seul avec les moutons, tout seul dans les champs, personne ne voyait ma misère. Mais à Marseille, nous étions des milliers dans la misère. La misère, je me promenais avec elle bras dessus bras dessous dans la rue. Je peux te dire que j’ai épousé la misère à Marseille.
Un ami m’a emmené chez mon oncle qui habitait la Calade, c’était un bidonville avec des baraques en bois. Il n’y avait que des Arabes, des Algériens et des Tunisiens. Le bidonville, ça partait du haut de la Calade jusqu’à l’usine de sucre Saint-Louis. On écoutait tout le temps de la musique, Oum Kalthoum. Mon oncle avait 9 enfants, nous étions donc 11 à vivre dans la baraque en bois de 10 m². Quand tu marchais sur le plancher tu entendais le bruit : boum, boum, boum. On avait des réchauds à pétrole, il y avait des rats gros comme des chats qui couraient partout : on vivait au milieu des rats, à la fin, on les voyait plus. On réchauffait l’eau dans les bassines pour nous laver, et pour les toilettes on allait sur la colline.
C’était un temps d’abondance quand même, il y avait beaucoup de bateaux qui entraient dans le port de Marseille. Ils jetaient toute la marchandise avariée : les fruits, les bananes, surtout. Les femmes descendaient au port et revenaient les bras chargés de nourriture, on manquait de rien… même si on faisait les poubelles des bateaux pour avoir de quoi manger tous les jours.
En 1974, mon oncle a obtenu un HLM au quatrième étage. J’ai habité chez lui, c’était un F5, l’une de ses filles avait 5 enfants. J’étais sans-papiers, je bricolais. À la fin de l’année 1974, j’ai régularisé ma situation juste au moment où la France a pris la décision d’arrêter l’immigration. J’ai pas pu assister à l’enterrement de mon oncle en Tunisie, car j’avais pas de papiers. Je suis resté avec sa femme et ses enfants. J’ai failli devenir fou avec cette histoire de papiers, jusqu’au jour où le consul de Tunisie nous convoque.
La Corse
Il connaissait un agriculteur Corse qui voulait 30 ouvriers tunisiens pour les vendanges. En échange, il s’engageait à leur faire des papiers. Nous sommes partis de Marseille à 8 heures du soir et nous sommes arrivés en Corse le lendemain à 8 heures du matin. Nous avons travaillé toute la semaine, sans être payés. À la fin, j’ai fini par demander au patron Corse de nous payer. Le soir, il est entré dans la bergerie où on dormait, il était ivre mort. Il me dit : « C’est toi qui incite les ouvriers à partir ? ». Il me soulève d’un bras, il me colle contre un tracteur – il avait beaucoup de tracteurs, il m’a étranglé. Sa mère s’est mise à crier : « Non mon fils ! Tue pas l’Arabe, tue pas l’Arabe ! Tu vas aller en prison, même si tu ne tues qu’un arabe, mon fils… ».
Le Corse était en colère, il nous a rendu nos passeports et nous a donné notre salaire pour les cinq jours de travail. Quand la nuit est tombée, là-bas, les montagnes c’est terrible, c’est étrange. Les pistes sont étroites et tu as des ravins partout. Je savais pas où on était. On a vu le patron garer sa DS, on s’est dit qu’il allait nous tuer. On a fui à travers la forêt. On voyait rien, nos pantalons étaient déchirés par les ronces et après des heures de marche on a vu une lumière. Des chiens aboyaient, c’était une ferme gardée par un ouvrier tunisien. Il était un courant de notre fuite et le propriétaire avait alerté les fermiers du coin qui étaient partis à notre chasse. Il nous a fait un couscous. Le lendemain, il nous a demandé de monter sur le premier tracteur qui emmenait le raisin à l’aube vers l’usine.
Retour à Marseille
J’ai pris alors le bateau pour Marseille. J’ai trouvé un boulot dans la société des eaux, je réparais les conduites. On sortait souvent la nuit, dès qu’une conduite pétait, je creusais pour trouver la fuite. J’ai fait tout Marseille, je connais Marseille mieux que la Tunisie. Un jour, il neigeait, il faisait tellement froid que j’avais les mains gelées. Tellement gelées que j’ai pas réussi à ouvrir ma braguette pour pisser, j’ai senti la pisse couler sur ma jambe, ça m’a réchauffé. Mais mes mains étaient gelées, paralysées.
Un jour mon patron m’a dit : « C’est très bien ce que tu fais, c’est la première fois où je vois un melon faire du bon boulot… ». J’ai pensé que c’était un compliment « melon », j’ai compris qu’il me comparait à un fruit. Le soir les copains m’ont expliqué que melon c’était une insulte pour parler des Arabes.
J’ai eu une vie de merde, j’ai laissé ma femme en Tunisie. En trente ans d’exil, je crois que j’ai vu ma femme trente jours. On m’a mis à la retraite à 59 ans, j’ai pas vu comment c’est arrivé. J’ai rien compris, jusqu’au jour où j’ai reçu un papier de la caisse de retraite qui m’informait que j’allais avoir 500 euros par mois.
Je me réveillais à 3 heures du matin, je chauffais ma gamelle, je prenais une baguette, je rentrais plein de boue. On était quarante sous la douche, on se battait à coups de poings pour se laver… J’ai vu le racisme sur les chantiers, même pour les combinaisons de chantier, on est pas pareils. Un Français, on lui donne une belle combinaison, et toi on te donne un truc pourri. Et si tu râles, mais nous on râlait jamais, le patron te disait : « Si t’es pas content tu rentres chez toi ». Il disait ça en rigolant, mais il le pensait vraiment. Il avait raison : on était pas chez nous… Ce qui est drôle c’est que tous les patrons étaient étrangers, italiens ou espagnols. Quand ils nous disaient : « Si t’es pas content rentre chez toi », je crois qu’ils pensaient qu’on était juste un peu plus étrangers qu’eux.
Harzeli, 65 ans