Histoires vraies de la Cabucelle

L’immigration à Marseille, par Nadia

18 avril 2021

Temps de lecture : 4 minutes

Une histoire collectée par Mohamed Kacimi et Benoît Guillaume dans la résidence ALOTRA du boulevard Viala, dans le quartier de la Cabucelle de Marseille.

 

L’histoire familiale

Nadia, par Benoît Guillaume

Je m’appelle Nadia, Francine, Houria. J’ai supprimé Houria le jour où je n’étais plus en accord avec moi même, je l’ai supprimé parce que je suis née en 1959 et que mon père est berbère, donc un homme libre.

Je suis Française par ma mère, Algérienne par mon père. Mon grand-père est arrivé en France dans les années 1930, il est arrivé de sa Kabylie parce que l’Algérie était Française. Il a travaillé quelques mois dans les mines, dans le Nord, et après il est arrivé à Marseille. Il était chef de village, il a ramené avec lui mon père, mais toutes les femmes sont restées en Algérie. Il vivait à la Cabucelle, ce qui signifie saladier en provençal. Grand-père, il a eu deux commerces : un bar qui était sur la rue de Lyon qui s’appelait le Bar de l’Union, et plus près d’ici, il a ouvert un autre bar avec des logements pour les immigrés.

Mon père a grandi dans ce quartier, il y a connu ma mère qui venait de l’Ariège avec sa tante et qui, elle aussi, avait ouvert un bar, fréquenté par des immigrés italiens. Mon grand-père maternel venait de Sardaigne, il a fui le fascisme. Il s’est installé en Corse où il a travaillé pendant trois ans. Quand il a demandé à être payé, le Corse l’a chassé à coups de fusil. À Marseille, il a connu ma grand mère qui venait de l’Ariège.

 

L’immigration à Marseille

À la Cabucelle, il y avait un noyau villageois avec tous les immigrés qui venaient d’Algérie. Il y avait très peu de Tunisiens, pas de Marocains. Il y a eu la vague d’immigration de 1914, des Arméniens. Les Polonais étaient plus sur les Crottes avec des Italiens, des Espagnols et enfin des Français. Le quartier regroupait beaucoup d’usines, la raffinerie Saint-Louis, les huileries, l’usine de conditionnement des dattes, les abattoirs. Toutes mes tantes travaillaient aux abattoirs où elles faisaient des tripes. Il y avait une grande usine de pâtes qui s’appelaient les pâtes Firmin Grandou et, un peu plus loin, à Saint-André, il y avait les tuileries.

Les premiers Algériens sont arrivés à Marseille en 1904. Ils avaient été réquisitionnés pour remplacer les ouvriers grévistes du port et des huileries. Il y avait aussi beaucoup de dockers qui travaillaient au port. 90 % des gens votaient pour le Parti communiste. Quand on était ouvrier on était forcément communiste. Ici, tout le monde travaillait. Je n’ai jamais vu quelqu’un désœuvré ou à la recherche d’un emploi. Moi, j’ai travaillé à l’âge de seize ans et j’ai toujours trouvé du travail. Je suis entrée en classé de sixième au collège Bougainville, les immigrés Arméniens arrivaient sur Bougainville où ils avaient un camp. On voit leurs photos sous des tentes.

À l’école, il y avait des Italiens, des Espagnols et des Français. Les autres allaient au lycée Nord qui s’appelle en fait Saint-Exupéry. Les quartiers nord n’existaient pas encore, en fait les premières grandes barres d’immeubles ont été construites pour accueillir les pieds noirs d’Algérie en 1962. On était tous enfants d’immigrés, on ne se questionnait jamais sur nos origines. Il y avait beaucoup de religieuses et de prêtres ouvriers. On était soit militant aux Jeunesses communistes, soit aux Jeunesses chrétiennes.

 

Mon enfance

Mon père travaillait à la RTM, à la régie des transports marseillais, il était poinçonneur, comme le poinçonneur des Lilas. Après il est devenu contrôleur. Ma mère avait sept enfants et ne travaillait pas, c’était une des rares femmes qui ne travaillait pas. Papa était musulman, mais nous ses enfants, nous avons été tous les sept été baptisés catholiques, ici à l’église Saint-Trophime. On s’emmerdait. Pour aller à la mer, on partait de la Cabucelle jusqu’à la gare Saint-Louis et de là on allait à la Pointe bleue, à la plage de la Couronne. On partait le matin, très tôt, on passait toute la journée, on pique-niquait puis on prenait le repas du soir tard. Les papas venaient nous chercher en voiture à la tombée de la nuit.

On allait à Marseille avec ma mère et ma grand-mère le jeudi, parce qu’on avait pas école. On allait au Vieux Port et rue de la République et il y avait un magasin qui s’appelait Au coin du Bon vieux marché, où tous les Marseillais achetaient leurs vêtements. Après, je suis allée dans une école privée, j’ai alors fréquenté des gens des quartiers sud, des gens issus de familles bourgeoises.

 

Éducatrice de rue

J’ai travaillé dans une société de climatisation sur le Vieux Port, puis j’ai eu des CDD, puis je me suis reconvertie. J’ai fait l’école d’éducatrice. J’ai eu un diplôme et j’ai commencé à la Timone avec des adolescents. Je travaillais la nuit. Depuis, je travaille comme éducatrice de rue sur le 13e arrondissement. Je vois très bien la fracture sociale, très marquée, qui existe aujourd’hui entre le Nord et le centre-ville. La ville de Marseille a tout fait pour que ces quartiers ne soient pas reliés au centre, avec le métro qui s’arrête à la frontière, à Bougainville. Comme ça, les gens du Sud restent tranquilles chez eux et ceux du Nord sont parqués dans la cité.

Il faut dire que les gens des quartiers nord votent de plus en plus, et ils votent Front National. Ce sont des immigrés qui ont plus de cinquante ans, je pense qu’ils ont dans leur histoire, surtout dans l’histoire d’Algérie, beaucoup de rancœurs, de rancune. Comme s’ils étaient ténus à l’écart de la société, ils se vengent comme ils peuvent. Les quartiers nord sont des quartiers de déshérités, dont la population ne travaille pas, ne votait pas, qui vote aujourd’hui de plus en plus mais qui ne vote pas pour la municipalité en place, donc ils n’intéressent personne. Ils crèvent, en silence, et tout le monde s’en fout. Avant à la Cabucelle, ça grouillait, ça grouillait, maintenant tout est mort. Faut voir toutes ces devantures fermées. C’est peau de chagrin.

Nadia, 57 ans