Histoires vraies de la Cabucelle

Les docks de Marseille, par Lucien

12 avril 2021

Temps de lecture : 4 minutes

Une histoire collectée par Mohamed Kacimi et Benoît Guillaume dans la résidence ALOTRA du boulevard Viala, dans le quartier de la Cabucelle de Marseille.

 

Le travail sur les docks

Quand j’ai commencé à travailler sur le port de Marseille en 1947, on était six mille dockers. Je vais vous dire, on a fait une grande grève et quand on a fini la grève, le patron il a dit : « Je ne vous mets pas à la quinzaine je vous mets à la journée ». Je me souviens pas bien de ce qu’on gagnait mais la retraite était plus forte que les transports. Comme le patron il nous avait mis à la journée il y avait toujours du travail. Tu arrivais le matin et tu avais du travail, et quand tu étais bien tu passais devant le port. Il y avait toujours quelqu’un pour te dire : « Hé, petit, tu cherches du boulot ? ». Tu commençais tout de suite à bosser.

Moi, j’ai fait ça tous les jours, tous les jours – même le dimanche, d’aller sur le port décharger les bateaux. Tu gagnais pas beaucoup mais pour moi ça été une bonne vie. Il te manquait rien, tu travaillais dur, tu gagnais des ronds. Alors quand tu te mariais et que t’avais des enfants t’étais pas un con, mais c’était la bonne vie.

Quand tu ne travaillais pas tu sortais, et tu sortais vraiment, on avait plus de quatre cent bistrots à la Cabucelle. Il y en avait partout des bistrots pour les ouvriers. Quand j’ai eu la carte de docker, j’ai laissé tomber la route, je voulais plus faire de la route. J’avais des enfants, je suis descendu sur les quais, on t’embauchait, on t’embauchait pas, il y avait toujours du boulot en pagaille, mais il y avait beaucoup de grèves aussi. On travaillait beaucoup et on se mettrait en grève souvent, très souvent.

Marseille, des bateaux et l’île du Frioul, par Benoît Guillaume.

Marchandises dangereuses

Quand les rats quittent un bateau on dit que le bateau va couler et qu’il faut se sauver. Il y avait aussi des fainéants sur le port, qui foutaient la merde partout. On avait un copain, un docker, qui s’était spécialisé dans la chasse aux rats. Le matin, il remplissait son sac de rats et nous disait : « Aujourd’hui on va pas travailler ». Il ouvrait son sac sur les quais pour laisser sortir les rats puis il criait : « Ho chef d’équipe tu vois les rats qu’il y a sur le port ? Tu veux notre mort ?! ».

Alors le chef d’équipe disait : « Je vous rajoute une heure supplémentaire pour capturer les rats ». Et le copain faisait monter les enchères : « Hé putain ! Tu veux quoi qu’on attrape la gale, le choléra, qu’on soit couverts de boutons ? Ils vont nous envoyer en quarantaine sur l’île du Frioul ! ». Et le chef nous lâchait une augmentation, deux heures supplémentaires pour remettre les rats dans le sac.

Avant, on ne montait pas dans un bateau avant qu’il soit inspecté par les gars de la santé : il y avait un drapeau rouge. Maintenant il n’y a plus de contrôle, moi pour pas perdre des journées j’ai travaillé à l’amiante, j’ai plein d’amiante dans les poumons. Une fois on a reçu un bateau grec rempli de noisettes et d’amandes, on est rentrés dans les cales et à mesure qu’on descendait dans les cales, je commençais à me gratter. Il y avait des rats qui sortaient des sacs, mais tout le bateau grouillait de rats. Il y a eu les pompiers, ils sont venus la santé, ils ont arrêté le bateau, là on te donne la salopette et les gants pour pas t’inquiéter, les marins on les a trouvés raides.

Une autre fois on a reçu un bateau d’Italie qui transportait du miel en plein été. On s’arrêtait à midi et on reprenait à midi trente. J’avais mon vélo Solex, je remontais vite chez moi prendre quelque chose. Quand je suis descendu, on n’a pas pu reprendre la travail : il y avait des abeilles. Mais des nuages d’abeilles. Je n’ai jamais vu ça de ma vie, je ne sais pas d’où elles venaient les abeilles, il y avait un bidon cassé. Il y a toujours beaucoup de casse, obligés de faire venir les pompiers, ils ont lâché la fumée, y’en a qui sont parties, y’en a qui sont mortes.

 

La guerre d’Algérie et le racisme

Je faisais aussi les munitions, c’était dangereux. Pendant la guerre d’Algérie, on ne faisait que ça : charger des obus et de la bière pour les soldats. Les obus, il fallait les prendre à deux, fallait faire vite. Après on faisait un bardage, c’était des bâches avec des madriers. Puis on mettait des chars d’assaut. Qu’est ce qu’on a chargé comme munitions pour l’Algérie ! On a rien laissé là bas, les pieds-noirs ils ont tout pris. Ils ont ramené toutes les armes avec eux.

Les gens à Marseille ils étaient pas racistes comme maintenant. « Ils étaient pas racistes », je dis ça aujourd’hui mais quand il y a eu les bombardements des Alliés sur Marseille en 1945, les instituteurs nous ont demandé de faire deux rangées. Une pour les Français à droite et l’autre pour les étrangers, à gauche. Comme ma mère est Française et mon père Italien, je me suis mis à droite. L’instit’ m’a pris par l’épaule : « Ah non Lucien ! Toi tu es étranger ». Après les curés et les instits n’ont donné des masques à gaz que pour les petits Français.

Comme les écoles avaient été réquisitionnés par les Allemands, ils ont fait rentrer les petits Français dans les bistrots de la Cabucelle. Et ils nous ont laissés, nous les petits étrangers, dans la rue. Sans masques, sous les bombes des Alliés. Alors quand je vous dis que les gens de Marseille n’étaient pas racistes avant comme maintenant, je crois que je dis des conneries…

Lucien, 87 ans