Histoires vraies de Haute-Provence

Le porteur de laine, par Sylvie

24 janvier 2021

Temps de lecture : 6 minutes


Une histoire collectée le 13 mars 2018 à Longo Maï

Transcription de l’histoire audio

C’est une histoire au sujet de ce qu’un ami à nous, qui nous a fait beaucoup connaître la laine, a appelé le porteur de laine : le mouton. Ici, on a un troupeau de moutons assez important, des mérinos d’Arles, et qui portent de la laine de belle qualité. Donc quand on a repris le troupeau, il a fallu se poser la question : mais qu’est-ce qu’on fait de la laine ? À l’époque, dans les années 1970, la laine ne valait pas grand-chose – d’ailleurs ça ne vaut toujours pas grand-chose. Mais on ne trouvait plus grand monde pour en faire quelque chose. Il y avait encore des ramasseurs mais pas beaucoup.

Lire une autre histoire de troupeau : Être berger, par Nicolas.

Donc on avait un copain qui était paysan et qui a été aussi berger. Il connaissait des histoires comme quoi, traditionnellement, la laine de la région, ici dans les Basses-Alpes, allait dans les Hautes-Alpes, ou alors en montagne près de la région de Puget-Théniers. Il nous a dit : « Mais je suis sûr qu’il y a encore des endroits où on peut travailler la laine, la faire transformer ». On cherche et on trouve 2 filatures, 2 petites usines minuscules qui existent encore et qui sont à vendre. Il y en avait une à Puget-Théniers, mais les héritiers n’arrêtaient pas de se manger l’un l’autre, ils n’arrivaient pas à se mettre d’accord sur le prix de vente, donc on a laissé tomber. Et on est tombé sur une toute petite usine, minuscule, dans les Hautes-Alpes, dans la région de Briançon. Sauf que cette usine elle n’est pas tout à fait à un endroit anodin, puisqu’elle est en pleine station de ski de Serre Chevalier, au pied du téléphérique en fait.

On débarque là-bas, on achète la filature. Il fallait tout remettre en état. La première chose qu’on a faite, symbolique mais pour nous largement importante, c’est de scier les barreaux de l’usine parce qu’il y en avait partout au rez-de-chaussée. On ne sait pas si c’était pour empêcher les voleurs d’entrer ou les salariés de partir ! On a scié à la main avec une petite scie à métaux. Petit à petit, on a remis en état. Il y avait encore l’ancien propriétaire, la personne qui connaissait la filature, il avait travaillé toute sa vie là-dedans. Il avait arrêté dans les années 1968, et nous on a repris en 1976.

Il était tout fou parce que ses enfants voulaient vendre ça pour faire un hôtel, et lui il avait tenu mordicus : « On va pas vendre ça pour un hôtel, on va bien trouver quelqu’un ! » En fait c’est un hasard incroyable qu’on soit tombé dessus. Et donc il était tout le temps là pour nous donner des conseils, comment faut faire ci, comment faut faire ça. Mais d’abord, il fallait désensabler la turbine. C’est une petite usine qui fonctionnait avec l’eau. Donc il y avait une turbine qui fabriquait de l’énergie et tout était entraîné avec des courroies. Il y avait un canal d’amenée d’eau qui partait de la rivière, une rivière de montagne, c’était rempli de sable, mais jusqu’au plafond, il y en avait des mètres cubes ! Il a fallu tout désensabler à la main. C’était un vrai chantier. Après il nous a dit : « Il faut faire très attention, il faut mettre un petit d’eau au début pour bien nettoyer la turbine, parce qu’elle va partir toute seule, il n’y a rien pour l’arrêter ! »

Alors il nous a montré, on a commencé à mettre un filet d’eau. Il avait plus de 80 ans, le bonhomme. Il était complètement angoissé que quelque chose de mal se passe. Alors il y a l’eau qui arrive. Le peu de sable qui restait encore commence à partir dans les trucs. Et d’un coup, on était au-dessus, on regardait parce que dans l’usine pour voir en-dessous la fosse où il y a l’eau, la turbine. On commence à entendre le bruit : ça commence à partir. Et là on a vu le sourire du vieux bonhomme, il était heureux, c’est comme s’il revivait toute cette histoire. Tous ses enfants qui avaient fait des études d’ingénieurs textiles à Roubaix, Tourcoing, ils lui avaient tous dit : « De toute façon ces petites unités comme ça, vous pouvez oublier, c’est pas rentable, ça sert à rien ». Pour lui c’était inespéré qu’il y ait un truc comme ça ! C’était vraiment magnifique de le voir comme ça. Nous aussi, ça nous a fait un drôle de truc de voir, d’entendre tout ce qui commençait à tourner.

La filature de Chantemerle

Ce que je veux juste dire aussi, c’est une anecdote qui s’est passée en 2008. La rivière, qui est une rivière de montagne, la Guisane, est fournie en eau par la fonte de la neige et des glaciers. Et donc chaque mois de mai, il y a une crue au moment de la débâcle. Et cette année là il y a une crue énorme, tellement énorme, qu’elle a bougé tous les rochers qui faisaient barrage pour envoyer l’eau dans le canal. Donc on fait venir les services de l’État parce qu’il fallait qu’on intervienne dans la rivière, et ça, on n’a pas le droit de le faire sans une autorisation. Les gens viennent, ils regardent, ils disent :
– « Il faut que vous remplissiez le dossier et montrez-moi votre autorisation. »
– On se regarde avec Christophe : « L’autorisation, autorisation, c’est quoi une autorisation ? »
– « Enfin, vous n’avez pas une autorisation pour prendre de l’eau ? »
– « Heu, non, pas vraiment, pourquoi ? Il en faut une ? » On a joué un peu aux andouilles quoi. « On pensait qu’on avait le droit, la filature elle existe depuis 1860, alors on s’est dit pas besoin d’autorisation. »
– « Ah mais si, mais si, il faut une autorisation ! Il faut que vous prouviez que la prise d’eau, elle existe d’avant 1905. » Il existe une réglementation qui dit que tous ceux qui ont pris des prises d’eau après 1905 devaient signer une concession avec l’État.

Alors, nous voilà à chercher quelque chose qui prouve que la filature existait avant 1905. Alors on avait quelques pistes historiques : il y a des pierres de moulin, on pouvait les dater. Mais il fallait un truc écrit ! Nous voilà partis aux archives départementales pour trouver des documents. Mais il y a des masses de documents dans les archives, et puis c’est pas drôle à fouiller. Et nous voilà chercher pendant des heures et des heures des documents qui, par hasard, auraient pu parler de la filature. Bingo, on trouve la perle rare ! C’était un règlement d’eau entre voisins. Il y avait eu des conflits entre cette usine-là et un voisin qui prenait de l’eau pour sa scierie, donc il y avait une réglementation d’eau, c’était parfait pour nous.

Mais en plus, on a trouvé d’autres trucs, ça c’étaient aussi des perles. À partir de Napoléon Ier et jusqu’à Napoléon III, ils ont fait des recherches dans toutes les régions de France, dans tous les départements, et chaque préfet devait donner des avis sur ce qu’il se passait. Combien il y avait de paysans, combien ils produisaient, quels types d’usines, etc. Il y avait des espèces de bonhommes qui sont passés partout chaque année pour demander à chacun d’établir ce qu’il produisait. C’était bien pour les taxes de l’État et pour les communes, etc. Et nous on est tombé sur des recherches qu’ils avaient faites sur les petites filatures qui existaient, parce que dans la vallée, il y en avait 7, et il y avait des commentaires : ils font tant de tonnes de laine, tant de draps. Le fonctionnaire écrivait : « Là, c’est bien dynamique » ou « Là, il n’y a aucun espoir » Et là on tombe sur la filature Blanchard que nous avions achetée : « Cette filature, aucun espoir qu’elle va durer, il n’y a pas d’énergie du tout dans la famille pour faire durer ça ! »

C’était dans les années 1850-1860. C’est la seule filature qui dure encore maintenant. 

Sylvie