Transcription de l’histoire audio
“ À la fin de l’année, j’ai eu un fils.
Donc, c’était parmi mes derniers stages que je faisais à la maternité et on bavardait avec les sages femmes :
– Comment c’est chez vous au Cameroun ? Est-ce que tu vas trouver du travail ? Est-ce que les femmes accouchent ?
– Oui chez nous les femmes accouchent, très jeunes, 11 ans, 12 ans, 13 ans, j’ai répondu
– Quoi ?! Elles sont pas mariées ! Haram !
Un enfant né hors mariage ici à Sfax c’est la honte, la risée. On les appelle les « cas social ». Et la femme me dit qu’il y a un cas social là-bas. Un bébé, la mère a accouché et elle a fui. La manière avec laquelle ils parlaient de l’enfant, ça m’a fendu le cœur, du genre : « c’est l’enfant du péché, c’est haram »… Je leur dis : « Qu’est-ce que vous voulez, vous ? On le tue ? Non, il est déjà là ! ». Elles me répondent : « Non non, c’est pas normal, dans les familles on doit tuer »… Je dis quoi ?! Mes cousines elles ont déjà eu des bébés hors mariage, j’ai vu des filles de mon quartier qui ont eu des enfants. C’est vrai que c’est pas joli joli, mais c’est la réalité, tu vois, et puis on s’habitue. Chez nous on dit : ton enfant c’est quand il est dans ton ventre. Quand il sort, c’est l’enfant de tout le monde, on va s’occuper de lui, on va pas le laisser mourir de faim, surtout qu’ils sont tout gentils tout mignons.
Donc quand elles ont parlé de ça, ça m’a fendu le cœur, je suis allé voir le bébé, et je suis tombée amoureuse de lui. Il était tellement beau, mon dieu. Il était né avec un faible poids de naissance, et depuis deux jours, on l’avait pas lavé, on l’avait pas changé, sa peau commençait déjà à se desquamer, et je suis venue le trouver dans le berceau, on avait pris un biberon, qu’il tétait. Il ne parlait pas, j’avais l’impression qu’il savait qu’on l’avait abandonné, et j’ai dit : « Ah non, je vais pas le laisser, je vais m’occuper de lui ».
Le soir, je suis allée au marché acheter les vêtements, l’huile, le savon, les premiers trucs pour s’occuper d’un bébé, et le lendemain je suis arrivée plus tôt à l’hôpital que mon stage, et qu’est-ce qu’il a pleuré de joie ! Je l’ai lavé, je l’ai changé et c’est comme ça que je me suis occupé de lui pendant presque un mois. C’était l’époque des examens. Chaque personne que je rencontrais à l’église, je parlais de lui, et bientôt je n’ai plus eu rien à acheter pour lui, on m’a fait don des habits, des lotions, des médicaments, il y avait même un monsieur, sa femme a accouché à l’hôpital, il lui a acheté les lotions, les médicaments, une couette. Des gens à la paroisse m’ont donné de l’argent pour lui, tout ce que j’avais à faire, c’était d’être là pour lui.
Donc le matin, j’allais au stage, et je le récupérais. Ma monitrice avait remarqué et elle m’engueulait pour ça : « Tu vas avoir un stage non validé, c’est pas ton enfant, arrange-toi pour faire ça avant ». Et quand j’avais mes gardes de nuit, je tirais le bébé et je l’emmenais en salle de garde avec moi. Une fois on m’a dit non, il y a du travail, alors je l’ai mis dans un box, puis on est venu me demander de l’enlever, parce que ses cris étaient en train de bloquer l’enfant d’une femme dans le ventre à côté.
Donc j’allais à l’hôpital le soir après les cours pour le voir, et j’en parlais à tout le monde, et même mon petit ami camerounais, il est venu le voir, ça a encore créé des problèmes, il m’a dit : « En plus c’est un garçon, la personne qui va me remplacer ». J’ai dit : « Mon Dieu, ouh la la, qu’est-ce qu’ils sont terribles les hommes ! »
Lui, le bébé, il s’était attaché à moi, il savait quand je venais et quand je partais, il pleurait, il savait. Et puis, qu’est-ce que j’apprends, qu’on va le laisser à la maison Bourguiba des enfants abandonnés à Tunis, et je dis je vais pas accepter ça, je dis je vais l’adopter. On me dit : « Toi, tu es folle dans ta tête, c’est quoi cette affaire que tu vas venir adopter un enfant en Tunisie, est-ce que tu es mariée ? Est-ce que tu as un travail ? »
Chez nous, les femmes, elles ont des enfants, ça ne change rien, tu continues ta vie normalement. Donc je suis allée voir le truc de l’enfance et j’ai dit : « Il vaut mieux me le donner, parce que moi-même si je travaille pas, il va pas mourir de faim, il sera bien éduqué, il va avoir de l’affection, alors que si vous le laissez, il va devenir un délinquant, il va se fondre dans la masse, et demain c’est lui qui va vous braquer, et vous allez le mettre en prison et il va en vouloir toute sa vie à la société tunisienne, il serait beaucoup mieux avec moi. »
Elle me dit que ce n’est pas de son ressort, qu’il faut aller au tribunal. Donc je suis allée au tribunal ici, au centre-ville et je suis allée voir le juge de l’enfance. Je l’ai attendu longtemps, trois fois pour rien, puis j’ai réussi à le voir.
Il me parle en arabe, il me dit : « Bon, c’est pas possible, vous n’êtes pas mariée, vous n’êtes pas tunisienne, ce n’est pas permis par la loi. » Je demande ce que je peux faire et il me dit que si au moins j’étais tunisienne, je pourrais m’en occuper, mais pas l’adopter, n’étant pas musulmane. Je dis : « Quoi ? Mais je l’aime et je m’occupe de lui ! Et c’est peut-être parce que je suis chrétienne que ça me plaît bien de m’occuper de lui. »
Et puis on m’a envoyé à Gabès, au tribunal. C’était à la période où on avait fini les stages. On avait une semaine pour réviser pour les examens. Donc j’ai pas eu le temps de réviser, et puis l’assistante sociale m’apprend qu’on va l’emmener à Tunis, mon Dieu ! Et on ne voulait pas me dire où, parce qu’on sentait que j’étais attachée à lui, mais c’est une femme de ménage de l’hôpital qui m’a dit où, parce que ce que je faisais pour le bébé, elle le voyait et ça lui plaisait. Ce que j’aurais pu faire aussi c’est aller rencontrer la mère, et qu’elle me signe un papier, comme quoi je prends en charge l’enfant. Mais il fallait attendre pour le déclarer abandonné.
J’avais le bébé ce jour-là et je me disais qu’il faut pas que je le laisse partir, au moins qu’il reste dans le centre à Sfax, à Errafik, et j’ai prié et Dieu a exaucé ma prière, finalement il allait aller à l’orphelinat de Errafik. Une amie est venu m’apporter deux sachets de couches, et j’avais un gros sac de vêtements, et des biberons.
Je suis allée à la maison d’Errafik, et l’assistante sociale a demandé à la directrice que je puisse passer lui rendre visite, et donc tous les jours, je passais pour voir comment est-ce qu’il va, s’il a grandi. J’étais même prête à rester deux ans de plus en Tunisie pour pouvoir l’adopter, mais ils n’ont pas voulu. J’ai dit : Miskina.
Donc quand j’ai laissé le bébé, il me restait deux, trois jours avant les examens, j’ai pu réviser, et j’ai été major de ma promotion, Dieu me l’a bien rendu.
Ce bébé, je le revois tout le temps maintenant. Il aura un an le 11 avril. Il a bien grandi. Il s’appelle officiellement Mohamed Amine. Moi je l’avais baptisé Youssef, mais comme ils avaient déjà écrit… Moi je l’appelle toujours Youssef. C’est mon enfant. ”
Linda Takou, histoire également publiée dans Le Monde