Lamia Ziadé est illustratrice et raconte sa guerre à travers des peintures de détails, portraits, objets ayant constitués son quotidien, tout en faisant le récit des événements dans son souvenir. Le livre Bye bye Babylone, Beyrouth 1975-1979, est assez fade, parfois même un peu niais, mais malgré tout il permet à un jeune public d’ados, de se faire une première idée subjective de la guerre du Liban, ce qui n’est pas rien…
Dans son récit, un passage m’a arrêté, une description des nuits passées à écouter les bombes :
Comme tout le monde, écrit Lamia, je commence à être capable de décrypter ces sons qui nous ébranlent à chaque coup : les détonations des « départs » et des « arrivées » m’épouvantent. De même que le sifflement strident qui accompagne le trajet d’un obus, et qui est censé être rassurant parce qu’il signifie que l’obus passe au-dessus de votre tête, qu’il ne s’abattra donc pas sur vous. (…)
C’est sûr, le plus réconfortant à entendre, c’est la détonation sourde des « départs », puisque ce sont les obus que notre camp destine aux autres, et qui sont tirés de chez nous. Les déflagrations des « arrivées » sont les pires puisque ce sont les obus que nous envoient ceux d’en face, et qui tombent juste à côté de nous.
Il arrive bien sûr d’entendre les départs et les arrivées d’un même obus, généralement quand ça se passe plus loin, que c’est un « échange d’artillerie » auquel on ne participe pas de près.
Cela dit, le bruit des départs de « notre » artillerie n’est pas forcément toujours rassurant, pas quand il est trop proche par exemple, les autres allant certainement localiser le tir et répliquer. Exemple : si les obus destinés à Beyrouth Ouest sont tirés du parking qui est au bas de notre immeuble ou du terrain vague qui est juste derrière, nous avons de sérieuses raisons de nous inquiéter, puisque ceux d’en face vont « répondre sur notre tête ».
Un autre raisonnement logique veut qu’un obus ennemi dont on entend le départ n’est pas dangereux non plus, puisque le son a un temps de retard sur l’action, que donc quand on l’entend partir c’est qu’il est déjà arrivé, et pas « sur notre tête » puisqu’on est encore vivant pour l’entendre.
On finirait par croire qu’en fin de compte tous les sons sont plutôt rassurants tant qu’on les entend, et qu’il n’y a vraiment pas de quoi s’inquiéter.
Je discutais l’autre jour avec Michel Choueiri, libraire à Beyrouth, qui me disait que paradoxalement la guerre civile qu’ils avaient subie durant quinze ans était une guerre de miliciens contre des civils. Que ceux qui avaient fait le plus de mal aux populations, des deux côtés, n’étaient pas ennemis établis, mais bien les milices de leur propre camp, qui rançonnaient, pillaient, faisaient régner la terreur dans les quartiers. Un chrétien avait plus à avoir peur d’un milicien chrétien que d’un milicien palestinien. D’ailleurs entre miliciens des deux bords, il s’entendaient très bien pour mener à bien leurs business au dépend des civils.
La logique dans une guerre civile s’inverse, car elle implique des gens qui n’ont rien à faire là, qui se retrouvent proches de gens censés les protéger, mais dont la présence est un danger, comme le tir d’obus implique une riposte.
Pour beaucoup, écrit Lamia Ziadé, compter les déflagrations, essayer de localiser l’impact des obus et deviner leur calibre, commenter l’évolution du bombardement et sa logique, c’est un bon moyen de dompter sa peur et de rendre ces nuits interminables moins longues.
La population prise en otage par les guerres urbaines, cloîtrée chez elle, est comme frappée d’aveuglement : ce sont les sons qui remplissent l’espace d’observation et alimentent l’imaginaire. Suivre l’actualité des explosions à la seconde, qui se rapprochent ou s’éloignent, par les bruits annoncent, valident ou invalident une hypothèse. Les sons qui racontent la peur en direct, comme un chroniqueur radio dont on aurait coupé la langue.