Quelques années auparavant Joséphine était cette jeune descendante d’une famille riche, d’une intelligence frappante et d’une immense ardeur dans l’apprentissage. Elle était l’une des rares, peut-être la seule fille de Beit Chabab à recevoir son bac en ce début du XXI siècle.
Elle voulait bien étudier les droits, mais naturellement son père n’accepta pas que sa fille de village n’allât seule vers la ville des loisirs « Beyrouth ». Ses ambitions pourtant la poussèrent à prendre les cours de ses amis, à se cultiver elle-même, elle écrivait des poèmes… Mais sans qu’elle le voulût, l’amour bouleversa son existence paisible. Elle allait alors commencer une nouvelle vie avec Menhem, SON Menhem, et elle en était heureuse. Leur idylle se couronna par le mariage.
Joséphine, désormais mère, consacrait sa vie à son adorable enfant, elle était tellement attachée à lui qu’elle voulût le protéger de « la brise qui souffle », comme le disent les libanais. Mais au-dessus de tout, elle craignait que Menhem ne prenne son fils chez ses vieux parents, qu’elle jugeait irresponsables d’un côté, et avec qui elle était en mésentente. Menhem, qui détestait tout forme de conflit se trouva tiraillé entre l’obsession de sa femme et le désir de montrer son enfant à ses parents –car au Liban, avoir un garçon est un signe de grande virilité- avait ce besoin de montrer à ses parents qu’il est devenu un père, un vrai homme. Alors il attendit un an et demi dans l’espoir de voir disparaître la brouille. Mais en vain ! il perdit patience. Enfin, c’était lui l’homme, c’était à lui de décider ! Finalement il prit son petit Raymond à la maison de ses grands-parents, après tout c’était leur droit de voir leur petit fils qui grandissait avant qu’ils ne meurent.
Ainsi Menhem, tout fier emmena son fils chez ses parents, qui, heureux de connaître pour la première fois, leur petit fils dans leur humble demeure, ne pouvaient calculer le danger que risque le petit Raymond à trottiner librement dans les espaces verts, sous la vigne, dans les rues ornées de toits rouges. C’était après tout l’enfant de Joséphine, il devait être aussi fort que sa mère folle !
Mais cette vanité des grands-parents se tourna en un cauchemar interminable qui brisa définitivement l’image de la petite famille que formaient Joséphine, Menhem, et leur petit Raymond. Alors que les vieillards faisaient jouer leur petit fils, et qu’ils se saoulaient par cette vie qui ranima leur triste demeure, le malheur survint pendant que le grand père faisait sautiller son petit fils en l’air. Ce jeu, bien aimé des enfants, le grand père Sleiman le maitrisait parfaitement. Il l’avait pratiqué auparavant avec ses enfants. Mais !.. En une fraction de seconde, l’enfant pétillant de vigueur et de joie, fit une chute, son crâne, si fragile encore ne supporta pas ce traumatisme, et la fatalité tant redoutée par la mère, se réalisa. Est-ce le hasard ? Est-ce la rancune envers leur belle fille ? Est-ce leurs muscles à présent affaiblis par le poids de leurs années ? Ou serait-ce tout cela à la fois ? ….une seule certitude : l’enfant resta aussitôt figé par terre. Menhem tomba dans un sombre désespoir, mais comment a-t-il pu trahir la confiance de sa femme ?! Il se sentait si honteux, si perdu, il ne savait plus si son malheur avait pour cause la mort de son fils ou sa culpabilité envers sa femme. Comment allait-il lui raconter ce qui s’est passé ?! Il ne le pouvait pas ! Non ! Il allait sûrement briser son mariage ! Il avait bien lutté pour conquérir le cœur et la confiance de cette femme très distinguée, socialement et intellectuellement. Et pourtant, il venait de tout annihiler. Il n’osait plus regarder Joséphine, le corps immobile de Raymond était suffisant pour tout comprendre. Plus un mot ne sortit de sa bouche, elle fut foudroyée par cet amour qui la brisa, par cet incident qui la marquera pour toujours. Son visage auparavant pétillant d’intelligence se figea d’un seul coup. Avant les funérailles, elle se recueillit et prit sa décision : « Va-t-en ! Disparais et ne reviens jamais ! lança sereinement Joséphine à Menhem, Laisse-moi tranquille avec ma souffrance ! ». Elle ne put dire que cela, bien que, au fin fond de son être, les paroles bouillonnent tellement qu’elle voulait exploser de toute l’ampleur de son esprit. Mais Menhem n’avait pas besoin de plus que cela pour comprendre que son foyer fut à jamais brisé , il se tourna vers la porte, les larmes aux yeux. Lui serait-il permis au moins de jeter un dernier regard sur son fils pour une dernière fois avant son enterrement ? Il voulait lui implorer le pardon.
Enterré dans cette terre qui a porté la souffrance de ses parents, le petit enfant ne pouvait savoir combien son absence a marqué le cœur de Menhem. Mais, l’état de Joséphine était le plus lamentable : elle s’interdit de sortir de sa maison, ne vit plus la lumière du jour, s’enterrait dans les livres qui comprenaient sa pensée le plus, ne voyant meilleure distraction que les souvenirs bien lointains se confiant à la poésie pour exprimer toute sa peine, tout le vide qu’elle éprouvait au fond d’elle-même , et cela pendant dix ans.
Menhem , par contre, sombra dans un silence de culpabilité. Il se sentait si impuissant, si inférieur, il avait commis une erreur irréparable malgré les craintes de sa femme. Il ne pouvait pas lui faire face, et pourtant il ne pouvait pas l’oublier, il l’aimait et voulait la voir heureuse, mais elle le torturait avec sa solitude, son isolement dans sa maison. Elle refusait de sortir, de voir quelqu’un d’autre, … d’oublier. Ses remords ne faisaient que croître, il cherchait Joséphine partout, il errait près de sa prison volontaire, marchait dans les champs où ils se rencontraient avant leur mariage.
Dix ans passèrent ainsi, jusqu’au jour où Menhem aperçut la mère affligée qui marchait sous la grande vigne de sa demeure. Maintes fois, il avait passé dans ces lieux dans l’espoir de la croiser. Voilà donc le moment tant attendu. Il fallait agir. La jeune femme avait le do,,,,,,s retourné, elle ne le voyait-elle pas sans doute. Rejoignant son courage à deux mains, il attrapa une grappe de raisin et en jeta un grain sur l’épaule qui dut supporter tout le fardeau d’une décennie de souffrance. Joséphine poussée, Dieu sais-je, par quel mystérieux sentiment, regarda Menhem en lui lançant le plus doux des sourires. C’est alors que mon grand-père compris que Joséphine lui avait pardonné. Il la suivit jusqu’à sa demeure, et par la fin de la soirée, ils étaient réconciliés.
Cependant, le cœur d’une femme est capable de cacher bien de choses, et Joséphine tentait de son mieux de dissimuler sa peine. Elle a eu d’autres enfants et a décidé enfin de mettre terme à sa tristesse. Elle montrait un visage impassible en transmettant son histoire à ses enfants qui ne comprenaient d’elle qu’ils ont, quelque part dans les terres de leur village, un frère enterré beaucoup trop tôt…
Cynthia Daoud – Texte / Text
Histoire écrite en français / Story written in French