Je finis juste Le passage des miracles, de la Trilogie du Caire, que les Égyptiens connaissent aussi et surtout à travers les adaptations cinématographiques. Lire un grand auteur qui nous parle de la ville où l’on séjourne fait dévier le regard et offre une nouvelle manière de voir les gens et leur décor. Je me promène en 2012, et étrangement, la grille de lecture des années 40 fonctionne, comme lire Balzac et se promener dans Paris est encore pertinent :
Yasmine, que je viens de rencontrer, s’est mise à pleurer hier. Elle venait de retrouver une amie proche, qui étant dans le besoin et la nécessité de soutenir sa famille, s’est résignée à un mariage d’intérêt. Je suis tellement triste, me disait-elle en anglais, surtout elle ! On est pareil toute les deux ! She was such a fighter ! On s’était promis de se marier seulement par amour ! Moi aussi je pourrais faire comme elle ! Ce serait si facile! Une bonne situation, une belle voiture !
Je l’écoute, je compatis, elle une femme libre, qui travaille et lutte pour son indépendance, et je retrouve en elle le personnage d’Hamida de L’impasse des miracles, qui n’attend pas son coiffeur parti à la guerre et vend son âme au diable…
L’année dernière, pour préparer le projet Histoires vraies, les Récits de notre quartier, publié en 1975 (1988 pour la traduction française) m’avaient interpellé comme un excellent exemple à suivre. Constitué de 78 courts chapitres, tout à la fois autonomes et liés par la trame de la mémoire d’enfance et d’adolescence, écrit Bernard Magnier, ils sont autant de regards sur un quotidien vécu et retrouvé dans les replis d’une mémoire exigeante, sélective et pertinente. (…) Les règlements de compte, les ivresses, les amours adolescentes, la première manifestation, la femme débauchée qui épouse le frère de son mari défunt, le père qui prend pour femme la fiancée de son fils décédé… (…) Ces Récits de notre quartier sont autant d’anecdotes, de scènes furtives, d’instants restitués qui semblent tous prêts à alimenter l’immense fresque romanesque que le romancier n’a cessé d’écrire sa vie durant. Dans ce livre, fidèle à ses préceptes, Naguib Mahfouz a sélectionné ses souvenirs afin qu’ils deviennent des «histoires promues au rang de récits dignes d’être racontés». Des instants de vie qui, au cœur de l’intimité d’un appartement, dans le vacarme d’une rue sur-encombrée, au détour d’une ruelle ou dans la pénombre d’un café, offriront les personnages, les faits et les propos que le romancier a pu développer dans son œuvre et, tout particulièrement, dans sa trilogie du Caire (Impasse des deux palais, Le Palais du désir et Le Jardin du passé) dont chacun des titres correspond à un lieu de la capitale égyptienne, ou dans quelques-uns de ses plus célèbres romans, Le fils de la Médina, La Chanson des gueux ou Dérive sur le Nil.
Naguib Mahfouz a recueilli les histoires vraies du Caire, et il en a fait une œuvre. J’avais noté cette phrase il y a un an, sans savoir :
Aujourd’hui je connaîtrais le bonheur, quitte à y parvenir à dos de nuage, fait-il dire à un de ses protagonistes, éreinté par le sort, mais qui poursuit la lutte.
Il y a quelque chose de généreux dans l’écriture de Mahfouz, à la fois très simple, car ça se lit comme une série télé, ou du théâtre populaire, et en même temps qui nous amène à nous questionner, à confronter les sagesses et les bouts de ficelle. Son secret je crois : il aime les Égyptiens, son peuple, ses enfants. Il aime ses personnages.