Les tunisiens sont d’accord, à la quasi-unanimité des gens que j’ai rencontrés : maintenant c’est pire. Avant la révolution au moins régnait l’ordre. Aujourd’hui les gens grillent les feux rouges, ne payent plus leurs impôts, il y a de la violence, on ne peut plus sortir le soir, comme avant, les yeux fermés, il y a des barrages sur les routes, des pillards, des salafistes qui terrorisent nos filles et nos artistes…
Les tunisiens me disent, tous à leur manière : nous ne sommes pas prêts pour la démocratie. Ce qu’il nous faut, c’est un nouveau Bourguiba. Un dictateur, mais éclairé bien sûr, qui nous ferait marcher droit. Regardez ce que nous faisons de la Liberté… La liberté c’est le désordre. Il faut d’abord de la sécurité… nous ne sommes pas prêts pour la Liberté, chez nous elle laisse s’exprimer le pire.
Et puis la Liberté d’accord, pourquoi, mais qui va la garantir?… Le RCD est de retour, ce sont les mêmes qu’avant qui gouvernent le pays, hormis les deux familles, Ben Ali et Trabelsi, qui ont dû fuir… L’appareil policier, cette Stasi si efficace, n’a pas été démantelé, me disait Jérôme, de la Galerie Artyshow. Il suffit de rebrancher la machine… Les gens sont toujours là, formés, ils savent ce qu’ils doivent faire. Il n’y a pas plus simple pour le nouveau régime que de reprendre les bonnes vieilles habitudes. Et d’ailleurs c’est déjà le cas. Des amis, web-pirates, ceux qui ont permis de rendre anonymes les adresses IP pendant la révolution, afin que chacun puisse poster des vidéos sans se faire arrêter, ont décelé des indices de surveillance policière sur les réseaux alternatifs…
Comme pour confirmer ces dires, le rédacteur en chef du journal La Presse écrit : il n’est dans l’intention de personne de dire que la police nationale puisse passer rapidement et tranquillement d’une police au service d’un régime à une police au service du peuple, d’une police sous emprise politique à une police autonome et démocratique.
Ce jour-là au hasard de lectures tunisiennes, je tombe sur ce passage de Tunis Blues, un roman d’Ali Bécheur, publié en 2002, qui donne la parole d’abord au personnage d’Ismaïl, juge et fils de cadhi:
Voilà : la raison n’est pas notre domaine. Nous, nous campons plus volontiers dans les marges du rationnel, dans l’avant et l’après, je ne sais, nous guettons des signes venus d’en haut, de très loin, de l’Autre Monde – avertissements ou sanctions – les yeux levés au ciel, le front contre les étoiles. Nous aimons les décrets : ils nous rassurent, nous exonèrent de l’écrasant fardeau de la liberté.
On retrouve dans ce passage cette idée dominante aujourd’hui : les tunisiens n’ont pas été éduqués à la démocratie, ce sont des êtres religieux, incapables de faire des choix rationnels, qui ont besoin d’être tenus d’une main de fer, sordide expression justifiant l’arbitraire, que ce soit la décision les Etats-Unis assassinant Allende ou Hassan II torturant son peuple, mais qui malheureusement revient comme un leitmotiv: quelqu’un pour faire notre bien par devers nous.
Aux deux tiers de l’ouvrage, Ali Bécheur donne ensuite la parole au personnage de Choucha, journaliste, à travers un article qu’elle écrit et, elle le sait en l’écrivant, qui ne sera jamais publié:
Nous sommes emmurés. Tous, hommes et femmes, cloîtrés, nos esprits cadenassés, fermés à double tour et nous ne le savons même pas. Un confinement millénaire. Une réclusion aux barreaux invisibles nous tient prisonniers à perpétuité. C’est comme une condamnation que nous aurions rendue contre nous-mêmes, contre notre liberté. Un verdict sans appel. Et à longueur de temps, nous nous heurtons aux murs de la geôle que nous avons édifiée à seule fin de nous y terrer. Pour nous protéger de la vie, de ses appétits et de ses faims, de ses envolées et de ses bassesses. Pour nous protéger de nous-mêmes. Pourquoi ? Parce que la peur nous enchaîne, pieds et poings liés. Peur de nos corps, de nos désirs que, surtout, nous ne voulons pas connaître. Peur de nos sexes, des passions qui pourraient nous emporter au fil de leur courant, nous rouler dans leurs remous. Peur de notre liberté. Peur de l’appel de cet espace trop vaste pour nous, trop démesuré, sans bornes et sans repères, où il faudra s’inventer.
La liberté fait peur aux Tunisiens : ils ne savent qu’en faire. Ils n’y voient que désordre et insécurité. La liberté s’apparente à un des maux de l’Occident : dans le Mag du quotidien La Presse du 25 Mars 2012, l’Association 20 Millions de Consommateurs écrit :
Nos enfants mangent si mal qu’ils virent tous vers le surpoids, antichambre de l’obésité (…) Les jeunes se trouvant en liberté totale, s’enferment dans la convivialité du XXIème siècle pour abuser des produits industriels à base de gras, de sueur, de fritures et de sodas !
Qu’ils se rassurent, une grande partie de l’occident partage ce diagnostic, cette psychose collective, et la sécurité vient pratiquement toujours en premier dans les discours politiques. La liberté totale, cette liberté de mécréants, sans les freins de la religion, de la morale, fait peur à l’ensemble du monde. Et pour de bonnes raisons.
Vivre libre, il faut bien le dire, est un réel effort, et nécessite des années et des années de formation. Dire je, revendiquer son individualité, n’est pas envisageable sans la nécessité de se penser comme un tout, une somme d’individus égaux face à une loi communément acceptée. La liberté sans l’égalité, sans la justice, est une coquille vide. Vivre la liberté, s’en saisir, c’est l’appliquer à chacun, la considérer pour tous et non seulement pour soi. La liberté c’est s’organiser, créer des associations civiles, des syndicats, des clubs… ce que la Tunisie est en train de faire. Car les tunisiens sont tout aussi aptes à la Liberté que les Nord-Coréens ou les Américains. La Liberté n’est ni agréable, ni confortable, mais elle est à qui veut.