Le livre de la semaine pour Le Monde des Livres est la superbe enquête de David Dufresne intitulée Tarnac, magasin général, qui revient sur cette affaire de terrorisme de pacotille datée du 11 novembre 2008. Une affaire qui n’aurait même pas eu droit à deux lignes dans les journaux algériens…
http://www.lemonde.fr/livres/article/2012/03/01/au-bazar-des-libertes-publiques_1650018_3260.html
La journaliste Ariane Chemin écrit qu’une bonne blague circule dans les couloirs de la police : le terrorisme, il y a plus de gens qui en vivent que de gens qui en meurent (vingt fonctionnaires et dix voitures suivaient le seul « individu » Coupat lors de la nuit du « sabotage »). On imagine que les policiers de la Shourta (le dialectal du français Sûreté) algérienne n’ont pas ce bon mot au répertoire… On voit là toute la distance entre des sociétés de type sécuritaire comme l’Angleterre, la France, et des sociétés d’état d’urgence, qui vivent ou ont vécu récemment dans l’insécurité terroriste, comme l’Algérie. Le terrorisme est soit réel soit virtuel, menace abstraite ou concrète. Il y a une grosse différence, voire une différence frappante, quand on revient juste d’Algérie.
Autre aspect pertinent pour nous de cet article : la revendication du Monde et de son rédacteur en chef, Jean Birnbaum, de faire de cette enquête une œuvre littéraire : David Dufresne s’inscrit pleinement dans la tradition des écrivains détectives. Non seulement parce qu’il tient la plume avec beaucoup d’art et de sensibilité, mais surtout parce que son dispositif narratif multiplie les paroles (accusés, policiers, magistrats…) sans jamais prétendre au dernier mot. En refermant ce livre, nous ne savons pas qui a fait quoi. Mais nous sommes capables de repérer les symptômes d’une démocratie qui file un mauvais coton.
La différence entre enquête, reportage, essai, et littérature (littérature du réel) résiderait, en suivant Birnbaum, dans le fait que cette dernière ne défend pas un point de vue. Que le propre de la littérature est de donner à penser sans engager de jugement.
Ainsi pourrait se mettre en oeuvre cette chaîne d’expression : après l’enquête de terrain, viendrait la littérature comme première forme de restitution, avant que les sciences humaines ne s’en emparent pour cette fois donner du sens.
Le projet Histoires vraies, schématiquement défini en deux parties, collecte puis restitution, va dans le sens de ce processus : d’abord collecter une matière première de première main, puis en faire de la littérature, c’est-à-dire la rendre accessible à un public (mettre en scène ces histoires vraies), pour au final en faire don au nouveau musée d’anthropologie de Marseille, le Mucem, c’est-à-dire en faire don aux Sciences humaines.
Ariane Chemin, du Monde, écrit : David Dufresne est un reporter « tendance gonzo » : pour déjouer les prismes et faire tomber les œillères, il fouille les archives, pratique les digressions et revendique sa subjectivité.
Le travail de David Dufresne consiste donc à rendre accessible, à travers sa vision, son style, une réalité de dossiers, procès-verbaux, témoignages. La littérature se définit ainsi pour charge de mettre à disposition le réel, d’en faire apparaître certains aspects saillants, afin que chacun puisse penser son monde à sa manière.
Ce type de littérature propose un retour à la source. Cette tendance incarnée en France par des auteurs comme Emmanuel Carrère, Jean Rolin ou David Dufresne, est réformiste presque au sens luthérien : il faut repartir du réel, c’est-à-dire du texte brut, pour redonner image au monde. Il faut traiter le monde à l’origine des mots prononcés, au plus près de la source, car c’est de là que le monde (Dieu c’est-à-dire la Nature, comme pour le dire Spinoza) tire tout son pouvoir de fascination. Les gloses n’ont pas la force de l’Evangile… De même, un roman qui s’est écrit à partir d’autres romans, perd sa capacité à impressionner. Et aujourd’hui si chacun n’est pas son propre prêtre, sur facebook ou ailleurs, alors il n’y a vraiment plus moyen de juger.