« Marie-Chantal, Soudan, 88 », par André

1 juillet 2013

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En 1988, j’étais au Liban pour mon service militaire, et je décide de profiter d’une permanence pour visiter l’Égypte. Au musée du Caire, la cellule photoélectrique de mon Nikon casse. Je demande à des gens au hasard où je peux la faire réparer. Ils me disent d’aller dans un café où il n’y a que des hommes qui fument la chicha en buvant du thé. Là-bas, bizarrement, il y a une Française, Marie-Chantal, qui pourra me renseigner, vu que je ne parle pas du tout anglais.

J’arrive dans le café et j’aperçois une grande chevelure blonde. Elle est de dos et la fumée du narguilé lui monte à travers la crinière. D’abord je crois que c’est une routarde. À ce moment-là il y a beaucoup de Hollandais, d’Allemands, qui viennent se déglinguer en Égypte, qui vivent dans la rue, la gueule bouffée par l’alcool, les drogues. Donc j’appréhende un peu et j’attends derrière elle. Puis je lui touche l’épaule et je lui demande si c’est bien elle Marie-Chantal. Et là c’est foudroyant. Je découvre une clarté de dentition que je n’aurais jamais soupçonnée, des yeux bleus rayonnants. Elle est merveilleuse, radieuse, comme remplie de joie. Elle fume sa chicha. « Oui c’est moi, me dit-elle ». Et je ne trouve plus mes mots. Je sens aussi qu’elle est épiée. En Égypte à l’époque il faut beaucoup de sous pour s’asseoir à côté d’une femme. Comme je suis perdu, je lui donne le nom de ma rue, l’auberge de jeunesse. Elle se lève et propose de me raccompagner. Nous marchons dans les rues. On se dit au revoir.

Le lendemain matin elle frappe à ma porte. Je suis surpris, je ne m’attendais pas à la voir. Elle veut me faire faire un tour du Caire. On commence par prendre un petit déjeuner au Sheraton, elle m’explique l’astuce pour manger à moindre coût, le buffet à volonté. Avec les taxis aussi, elle me montre comment faire. Ils nous demandent 20 pounds, elle sort de la voiture, dit au chauffeur qu’elle se barre, puis ce sont des pourparlers jusqu’à ce qu’on tombe toujours sur ce fameux prix, un pound, à chaque fois. Ensuite elle a rendez-vous avec un Irlandais. Il nous fait fumer de l’herbe soudanaise. On se retrouve dans une piaule, il confectionne une petite pipe, et là je sais plus où je suis parce que c’est violent.

Marie-Chantal décide d’aller voir Jason et les Argonautes. On marche longtemps, la salle est bondée, on trouve un siège, il y a déjà quatre mecs autour d’elle, cette odeur étouffante. À un moment je réalise que le film les fait mourir de rire. Moi, gamin, ce film me foutait les jetons, mais là je commence à éclater de rire avec eux, aussi sous l’effet de la drogue, là-dedans, dans ce bordel, empilés.

Patrice Lumumba (1925-1961), premier Premier ministre de la République démocratique du Congo, en 1960.

Le soir, on a faim, elle décide de m’emmener dans un endroit surprenant. À la porte, je reconnais le président assassiné Sadate. À l’accueil il est encore là, en salle il est partout. On est assis à table, la tête pivote comme une girouette, les Sadate circulent dans tous les sens, c’est à peine croyable, les ressemblances sont frappantes, plus que frappantes, c’est Sadate démultiplié, vivant. Je lui dis à quel point j’aime Sadate. Quand il passait à la télé, gamin, pour moi il avait l’élégance d’Omar Sharif. La politique, je ne connaissais pas, j’avais une dizaine d’années, mais il avait l’air d’un bon père de famille. J’explique à Marie-Chantal ce lien indirect que j’ai toujours eu avec l’Égypte. Je suis Congolais et moi c’est Patrice Emri Lumumba, mon grand-oncle, qui a été assassiné. C’était le 17 janvier 61, Sadate peut-être dix ans après, alors forcément on est touché par la mort d’un chef d’État, surtout quand c’est un bon dirigeant. Sadate c’était la même histoire que mon histoire, qui nous a obligés à venir vivre en France. Sadate qui vous sert les plats, vous vous faites tout petit. Vous savez pas par quel bout prendre les choses. On ne mange pas tranquillement, on observe, le jeu après c’est de savoir lequel est le plus ressemblant. Lequel est le meilleur Sadate. À quel point elle a pu me faire plaisir à ce moment-là ! J’en suis tombé amoureux. Une jolie fille aussi pure. Pour moi c’était une très belle femme. Il n’y a pas d’équivalence en France.

On a passé plusieurs jours ensemble, comme des amis, jusqu’à ce qu’elle m’apprenne un matin qu’elle partait soutenir la guérilla des femmes soudanaises. Je me souviens, elle était sur un balcon, je me suis levé, elle m’a souri, et là le sol s’est dérobé. Les femmes soudanaises étaient en train de violemment crever de faim, il y avait la guérilla, mais je ne pensais qu’à une chose : Marie-Chantal allait disparaître de ma vie.

Je ne pouvais pas la laisser, alors j’ai décidé de prendre le risque, de partir avec elle. Elle m’a fait comprendre que je pouvais être considéré démissionnaire, je lui ai dit « tant pis ». Mais j’ai été arrêté au checkpoint, avant de pouvoir rejoindre Alexandrie. Coincé. Marie-Chantal en route vers le Soudan. J’ai traîné toute la journée, le temps de réaliser, puis j’ai pris un car, je suis descendu sur Baria, Fafra Dajalla pour aller à Abou Simbel. Au bout de huit cents kilomètres, on a fait une halte, il y avait plein de monde, à un moment j’ai entendu : « You’re from Soudan ? » Un homme était en train de nettoyer des narguilés et il me parlait à moi. Je lui ai répondu : « No, from Congo ». Il me dit « Mbotenayo ». J’ai failli tomber dans les vapes, là, en plein désert égyptien, parce que ça veut dire bonjour en congolais. J’ai filé vers le mec qui m’a expliqué qu’il m’avait pris pour un Soudanais.

Je dis : « Non non, là je suis en train de me balader, je suis désespéré, j’ai quitté une demoiselle magnifique, elle s’appelle Marie-Chantal. » Et là second miracle, il me fait : « Marie-Chantal ! Crazy woman ! Crazy crazy woman ! » Je lui demande : « Comment ? Tu la connais ?? » Il me raconte qu’elle a pris un mulet ici, qu’elle l’a cravaché et que les propriétaires du mulet l’ont poursuivie pour qu’elle leur rende. Là, je ne suis pas surpris parce qu’elle a fait le même coup autour des pyramides de Khéops. On devait faire un tour de cheval, alors j’en ai pris un, elle en a pris un, un gars nous a suivis, et soudain elle s’est mis à cravacher le canasson. Moi je la regardais en train de détaler et l’autre en train de la courser. Son collègue m’a dit de pas bouger. Ça a duré comme ça quinze minutes. Il l’a rattrapée, en colère, mais au final elle n’a pas payé, elle a fait son tour de cheval gratis. Voilà comment elle est, Marie-Chantal. C’est une femme incroyable. Je suis tellement heureux de découvrir que son épopée se raconte jusque dans le désert, ça me fait un bien fou à ce moment-là de pas être seul dans mes pensées, de trouver quelqu’un qui me parle d’elle.

Aujourd’hui, plus de vingt-quatre ans après, j’éprouve toujours la même solitude. Elle me manque. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue. Je ne connais que son prénom, j’ai essayé un tas de mots-clés sur les moteurs de recherche. Jusqu’à : « décès Marie-Chantal Soudan 88 ». Je ne sais pas si elle est encore en vie, mais je vais le dire, je l’aime encore.

André, histoire racontée à François Beaune qui l’a retranscrite