Histoires vraies du Dedans

Guerres et fêtes #1, par Kamel

27 novembre 2021

Temps de lecture : 6 minutes

Cette histoire est tirée du volume 1 des Histoires vraies du dedans dans le cadre des ateliers menés en 2015-2016 dans les centres pénitentiaires des Baumettes à Marseille et Toulon-La Farlède, le centre de détention de Tarascon et à la Valentine, dans l’établissement pénitentiaire pour mineurs.


L’histoire de la Casbah : la Casbah est une vieille ville qui se trouve à Alger, la capitale. La France y a perdu un peu de soldats pendant la guerre. Comme toute vieille ville, c’est un quartier de petites ruelles inaccessibles où on ne passe pas en voiture. Les combattants pouvaient s’y cacher plus facilement à l’époque. Dans les années 90, beaucoup de policiers sont morts dans la Casbah. Pourquoi ? C’était un quartier chaud. Pour ma part, j’ai vu de mes propres yeux, deux voitures de policiers se faire attaquer. Il y a dû y avoir 6 ou 7 morts, des policiers, ça s’est passé juste devant moi. Ils se sont fait tirer dessus par des frères. C’était rue de Chartres, place des Martyrs. Bien sûr on a détalé. Il était aux alentours de quatre heures, l’après-midi. La zone a rapidement été bouclée. On a pu les voir, ils se sont sauvés tout de suite. Il faut dire, c’est grand la Casbah, et c’est pas évident d’y entrer. À l’époque, c’était des quartiers qui faisaient peur, avec plein de mafia, du racket. On n’y passait pas comme ça pour le plaisir. Moi, il m’arrivait d’y aller pour rejoindre la rue Bouzennati. C’était ma route aussi vers le marché… j’ai oublié son nom à ce marché, près de l’hôtel Aletti… En traversant la Casbah, j’évitais les détours.

Maqam Chahid, le mémorial du Martyr d’Alger

Même si c’était un quartier chaud dans les années 90, il n’y avait pas de boîtes de nuit dans la Casbah. Par contre il y en avait du côté de Didouche Mourad – une belle avenue – et puis dans ce quartier qui a un nom français… comment c’est, déjà ? J’ai oublié. Il ne faut pas croire qu’il n’y avait pas de cabarets à Alger à l’époque. Santa Monica, Laziza, le Solitaire, Dar Diaf, non pas Dar Diaf, le Triangle, Djamila… c’est pas ça qui manquait. Pour la vraie fête, c’était au Triangle surtout que ça se passait. Le Triangle, c’est une boîte de nuit située à Maqam Chahid – l’équivalent de la Tour Eiffel ou de l’Arc de triomphe – quelque chose de grandiose, avec toute la place pour faire la fête en été. Il y avait le Dauphin, une boîte aussi. Je les connais par cœur.

Durant les années 90, les musulmans, les frères, ils voulaient imposer aux gens : « Tu fumes pas ! Interdit ! Tu bois pas ! ». Mais tu faisais ce que tu voulais en fin de compte. Ça ne voulait rien dire. Si jamais tu te retrouvais à marcher tout seul, dehors, dans la nuit, là tu n’allumais pas de cigarette bien sûr, pour ne pas te faire remarquer… Par contre ils n’ont jamais réussi à interdire quoi que ce soit.

En 93 tu pouvais très bien danser à Alger. Imaginons qu’on est à cette époque, tu arrives à Alger… Moi, je t’emmène en boîte. Aucun problème, y en a 50 des boîtes en Algérie à l’époque. Je t’emmène à Fort-de-l’Eau par exemple – c’est l’ancien nom français, maintenant on dit Bordj El Kiffan. À Fort-de-l’Eau, il y a un cabaret, Le Solitaire. En matière de musique on y écoute de tout, en arabe, en français, du raï, du chaabi. De tout. Il y a un groupe qui joue de la musique dans un coin… Ça se passe exactement comme ici. C’est mieux qu’ici. La seule différence, c’est le couvre-feu. Comme il y a le couvre-feu dehors à partir d’une certaine heure, quand tu rentres, tu ne peux plus ressortir avant 4 heures du matin. T’es obligé de passer toute la nuit en boîte. Toutes ces boîtes sont tout à fait légales, parfois des policiers ou des gendarmes passent, pour surveiller. Jamais personne n’a été tué ni quoi que ce soit dans un cabaret durant cette période, jamais un coup de feu. Non, les boîtes elles étaient surveillées. Jamais !

Il faut dire, Alger, avec le couvre-feu, c’était une ville bourrée de policiers. Tous les 400-500 mètres, tu avais un barrage. Deux au barrage, qui contrôlaient les voitures, deux un peu plus loin qui couvraient leurs collègues avec des kalachnikovs. Pareil qu’ici en France mais en pire.

Dans des quartiers comme la Casbah, le soir, ils n’y entraient pas, ou alors à 3 ou 4 voitures. Ils ne s’aventuraient pas dans les petites ruelles, ils restaient sur les grands axes. Ou alors ils y allaient en civil. L’armée faisait ça aussi. Il m’est arrivé plein de fois qu’ils me demandent ma voiture. Je la leur laissais, c’était des policiers. Le lendemain, ils me la rapportaient avec le plein. C’était valable pour tous ceux qui travaillaient de près ou de loin pour l’État. Les employés de la mairie ou de la préfecture par exemple, ils ne se seraient jamais déplacés avec des papiers indiquant que leur véhicule était une voiture officielle. Trop risqué ! Ils mettaient le nom de n’importe qui sur la carte grise, ça devait apparaître comme la voiture d’un particulier. Ils disaient que c’était la voiture d’un ami. T’imagines si tu tombes sur un faux barrage de barbus, ils te demandent les papiers de la voiture, tu leur sors des papiers qui montrent que tu travailles pour une administration publique, la police, l’armée. Ils brûlent la voiture tout de suite. Ils te coupent la tête sur place, ils te laissent pas respirer.

Même certains policiers sortaient faire la fête dans les cabarets. Chacun fait ce qu’il veut de son temps de repos. Y en a, ils préfèrent danser, qu’ils soient policiers ça change rien. Certains dansaient, d’autres picolaient. Partout dans le monde c’est pareil, il y a des gens qui vont boire après le travail, les policiers durant les années 90 étaient des hommes comme les autres.

On était libres à l’époque. La seule chose, c’est que durant le couvre-feu on ne pouvait plus sortir. Tu restais dans le cabaret jusqu’à 4 heures du matin par exemple. À la campagne c’était encore mieux, ils pouvaient faire des grandes fêtes pour les mariages alors qu’en ville les fêtes comme ça devaient s’arrêter à six heures du soir. Elles ne pouvaient pas se prolonger la nuit.

Oui, on faisait la fête dans les années 90. C’était normal. Une guerre ? Quelle guerre ? C’était comme ici en France : on faisait la fête et, de temps en temps, boum boum, une bombe par-ci, une bombe par-là. Comme au Bataclan. À qui ça fait peur ? La fête continue.

Le seul truc, c’est qu’on te dit qu’il y a un couvre-feu. « Attention ! il est dangereux de prendre la voiture entre 20 h et 4 h du matin ». Mais si moi, je me dis, je m’en fous, j’y vais et que je tombe dans un faux barrage, ils m’égorgent, me prennent ma voiture, mon argent et ils partent. Là c’est de ma faute parce que l’État m’a prévenu. Parfois tu te fais arrêter à un barrage – un vrai barrage de police – on te dit de pas continuer, de te garer là et d’attendre la fin du couvre-feu. Comme ici en France, quand ils voient que tu as trop bu, ils réquisitionnent la voiture. T’as beau être à 50 mètres de chez toi, ils en ont rien à faire. Tu restes dans ta voiture et tu ne bouges pas. Le couvre-feu, c’est le couvre-feu.

Aujourd’hui si on te trouve au volant de ta voiture, que tu es barbu ou qu’ils ont un doute, ils te contrôlent. Par contre, s’ils te trouvent en train d’enculer ta copine (je suis désolé de la vulgarité du mot), là ils te disent rien. Normal ! Je sais ce que je dis, j’ai passé pratiquement toute ma jeunesse dans des cabarets, des bordels… à Oran. Tu sors de la ville, tu prends la corniche qui serpente après Merselkebir, c’est les Andalouses. Et là t’as le Florida, le Biarritz, la Guinguette, Dar Diaf. La plupart de ces boîtes remontent aux années 40, à l’époque française. On a hérité de ces noms.

Les bordels par contre, il n’y en a plus. Ils ont disparu à l’époque où les musulmans coupaient les têtes. Plus aucun. Maintenant, il y a des « maisons de rendez-vous », ils appellent ça. C’est dans une maison, il y a une vieille, deux trois filles, tu glisses un billet, tu tires ton coup et hop hop c’est fini casse-toi ! C’est comme ça que ça marche maintenant.

Kamel, Toulon 2016. Traduit de l’arabe par Lofti Nia.