Cette histoire est tirée du volume 1 des Histoires vraies du dedans dans le cadre des ateliers menés en 2015-2016 dans les centres pénitentiaires des Baumettes à Marseille et Toulon-La Farlède, le centre de détention de Tarascon et à la Valentine, dans l’établissement pénitentiaire pour mineurs.
Je vous raconte une histoire de vie. On est en Roumanie, en l’an 2004, je fais partie d’une famille composée de papa, maman, mon frère et moi. Quatre personnes. Étant plutôt pauvres, on vivait dans la ville de Reşiţa, où se trouve une grande usine d’acier – c’est là qu’on a fondu l’acier pour construire la tour Eiffel. Comme ma famille n’avait pas de quoi manger et comme je voyais qu’on n’avait pas le nécessaire, je me suis fait les potes qu’il fallait pour aller voler du fer. Maman et papa m’envoyaient tous les matins à l’école, je prenais mon cartable, je le laissais à un camarade et au lieu d’aller en classe j’allais piquer du fer. Ça a duré un mois, deux mois, trois mois, une année entière. Pendant ce temps papa et maman vendaient des légumes sur le marché. Ce qu’ils obtenaient au cours d’une semaine de travail, moi je le gagnais en deux heures.
Un jour, le 2 octobre 2004, c’était l’anniversaire de mon père et j’ai décidé de lui faire une surprise, de lui acheter un costume, tout ça sans qu’il se doute de rien. Je suis allé chaparder du fer. J’ai grimpé sur une énorme grue à aimant qui servait à transporter des morceaux de rails, longs d’un mètre et demi, qui étaient enchevêtrés sur le sol. La grue les soulevait d’une quinzaine de mètres et ça faisait un bruit énorme quand elle les relâchait. Les gardiens de l’usine ont entendu ce qu’on faisait, ils sont venus, armés, alors que j’étais là-haut avec mes camarades, mes trois copains. Ils nous ont crié « Bougez-plus ». Moi, comme on était des mineurs d’âge, j’ai pensé qu’ils ne tireraient pas et je me suis enfui en courant. On avait un couloir étroit de 50 cm pour passer et nous enfuir. Il y avait une grosse plaque de fer soudé. La grue, elle était vieille, et quand je suis passé sur cette plaque rouillée, elle a cédé sous mes pas et j’ai chuté avec la plaque, une chute de 15,5 m. Je suis aussitôt tombé dans le coma. On était à Reşiţa, l’ambulance est arrivée et ils ont constaté que mon cas ne dépendait pas d’eux, mais de Timişoara où il y avait les appareils pour de tels cas de coma. Maman et papa étaient arrivés. Jusqu’à Timişoara il y avait 90 km, maman est montée dans l’ambulance avec moi. Moi, je ne le savais pas à l’époque, j’étais totalement inconscient. Au bout de 45 km un des appareils de surveillance des constantes vitales a sauté, c’était comme si j’avais plus eu de pouls, ma mère, « Mon dieu, il est mort » mais j’arrive finalement à Timişoara. Là, j’ai été soigné par un médecin non pas roumain mais chinois, un Chinois de Chine. Un spécialiste. Il dit à mes parents ces quelques mots : « Il a 5 % de chances de survivre s’il sort du coma et il passera toute sa vie allongé dans un lit ».
Je suis resté 10 jours dans le coma et le 11ème jour de coma, je me suis réveillé. Papa, maman, ma tante, tous auprès de moi. J’étais très faible et tout ce que j’ai dit c’est : « Papa, tu vas bien ? ». Pendant le coma j’entendais tout mais je n’avais pas la force nécessaire pour ouvrir les yeux. Je disais des trucs bizarres. On m’a gardé 3 semaines à l’hôpital puis on m’a envoyé à celui de Reşiţa. J’y suis resté une semaine après quoi je suis rentré à la maison. Pardon de le dire, mais je me faisais dessus, je ne pouvais pas bouger… Papa a demandé au médecin ce qu’il pouvait faire « Essayez l’impossible, prenez-le dans vos bras et faites bouger ses membres ». Papa, qui avait des parents en Espagne, a téléphoné à son frère et lui a demandé 2 200 euros. Il y a dix ans, ça faisait une somme. Papa ne s’est plus rendu à son travail et pendant deux mois il ne s’est occupé que de moi. Pendant ces deux mois, il me prenait dans ses bras et faisait bouger mes bras, mes jambes, mes mains, mes pieds. Après ça, je parvenais à me tenir seul debout appuyé contre un mur. C’était un truc incroyable. Au bout de 3 semaines je pouvais faire un pas ou deux, même si j’avais de graves vertiges. Au bout d’un mois et une semaine, je marchais tout seul sans l’aide de personne, mais je boitais gravement. Et mon bras gauche était mort. C’était un truc impossible.
Le médecin spécialiste avait dit à mon père de me ramener au contrôle un mois et demi après ma sortie. Durant ce mois-là, j’ai pris du poids et je faisais 91 kg et papa a dit « On ne prend pas l’ambulance, on y va en voiture, je t’emmène, que le docteur voie tes progrès ». À Timişoara, à l’étage 7, en pédiatrie, on entre dans son cabinet, papa dit « Bonjour on a RDV pour le contrôle ». Le docteur demande où je suis, mon père me montre du doigt et le docteur qui me connaissait très bien pourtant est resté bouche bée. Il m’a fait une radio corporelle de 39 millions de lei, mais gratuite pour nous, rien que pour voir comment j’avais pu me remettre de mes blessures. Il a ensuite dit qu’il avait jamais rien vu de tel et que si je suivais ses conseils, en 8-10 mois je serai totalement remis. Je me suis entraîné en salle de sport comme il l’a dit et en quatre mois j’ai bien plus évolué que ce qui était annoncé.
À ce moment-là papa a été obligé de partir en Espagne pour rendre l’argent emprunté. Papa parti, j’ai abandonné l’entraînement et je me suis mis à fumer, à boire du café alors que c’était interdit pour moi, parce que ça contenait de la caféine qui était mauvaise pour mon organisme, comme l’acide des boissons gazeuses. Je suis retourné à l’hôpital pour voir comment j’avais évolué, et on m’a dit qu’on ne pouvait plus rien faire pour moi. Je suis resté, comme c’est le cas aujourd’hui, avec la main gauche qui n’a plus le réflexe nécessaire et ma jambe boite encore. J’ai plus de force dans la jambe et dans le bras droit, mais ils ont moins de réflexes qu’il ne faudrait. Autrement, tout était très très très bien. Récemment j’ai revu ce docteur. Il était très âgé quand il m’a soigné, cinq ans après il l’était encore plus. Il est très près de mon cœur. Je ne peux oublier que si je suis aujourd’hui comme ça c’est grâce à lui. C’est grâce à lui que je suis en vie aujourd’hui, dans l’état où je suis, mais en vie.
Cezar, Tarascon 2016. Traduit du roumain par Laure Hinckel