Une histoire recueillie à la Parenthèse, à Forcalquier.
“ C’est une histoire du mois de mars 2011 et c’est aussi une histoire à laquelle je repense souvent. Elle n’est pas très drôle mais j’y repense tout le temps. J’étais dans un quartier à Damas qui s’appelle Mezze, où j’étais allée visiter deux amis. Pendant tout l’après-midi, on avait parlé que de ce qui s’était passé en Égypte et en Tunisie. Parce que, quand on vivait à Damas à cette époque-là, on ne pensait qu’à ça, tout le temps. Et tout le monde disait : « Que ça nous arrive ! Que ça nous arrive ! » Je crois qu’on était le 12 mars 2011 et Mezze est un quartier très bourgeois. Il n’y a pas de bus, donc c’est compliqué.
Alors, j’ai fait ce que je faisais rarement : j’ai pris un taxi. Les taxis à Damas, ils étaient connus pour être très mukhabarat, c’est-à-dire très proches, voire membres d’une des milices de renseignement du régime. Et ce jour-là, pour rentrer de Mezze sur Damas, il y a une grande autoroute. Le taxi est doublé par une décapotable rouge avec un jeune nouveau riche comme il y en avait beaucoup depuis les années 2000, et il lui fait une queue de poisson.
– Je dis : « Il pense qu’il est tout seul celui-là ! »
– Le chauffeur me répond : « Oui, mais ce qu’il ne sait pas, c’est que c’est bientôt fini. »
Alors là, je me suis dit : « En fait, qu’est-ce qu’il veut me faire dire ? Qu’est-ce qu’il veut tester de moi ? » C’était une façon de me demander ce que j’en pensais. Alors j’ai réfléchi quelques secondes et je lui ai dit : « Dis donc, le peuple est énervé. » Et là, il s’est arrêté sur le bord de l’autoroute.
Il s’est arrêté le mec, ce qui ne se fait pas du tout. Il s’est arrêté, il s’est retourné et… ça faisait un moment qu’on discutait… il me dit : « Mais comment tu peux faire des erreurs de vocabulaire pareilles ? Énervé ? Mais tu ne comprends rien ! Tu ne comprends vraiment rien de ce qui se passe. Le peuple, il n’est pas énervé. » Il se met à crier : « Le peuple est excédé ! Le peuple, il étouffe ! » Ça a duré un quart d’heure, ce hurlement du chauffeur.
Alors, je me suis dit : « Putain ! Qu’il soit mukhabarat ou pas, il y a un truc qui est en train de se passer. » Pendant qu’il me parlait, j’avais l’image de quelque chose qui se retournait. On était entre le 12 et le 15 mars 2011, les événements commençaient. ”
Mathilde