Une histoire collectée en octobre 2020 à Saint-Lupicin.
Transcription de l’histoire audio
“ Je mettrais cette histoire dans un contexte contemporain où les enfants en fait ne sont pas vraiment libres de faire ce qu’ils veulent, quand ils veulent : aller voir les copains, faire des bêtises ou non, découvrir le monde. J’étais jeune, j’avais une quinzaine d’années, mon grand frère avait 21 ans, il venait d’avoir le permis. Mon deuxième frère avait 16-17 ans, et puis il y avait ma voisine qui avait 16 ans et qui sortait d’anorexie.
Alors on faisait de la montagne, parce que je suis de Haute-Savoie, et on a décidé d’aller au Roc d’Enfer – qui portait bien son nom, entre Thonon et Annemasse, au-dessus dans les Préalpes. Du coup on est partis et mon grand frère sachant conduire, il n’y avait pas de parents, pas d’adultes autre que lui qui était un adulte tout neuf. C’était le printemps : première sortie du printemps, pas la tête vraiment à la montagne encore, pas bien équipés. On avait quand même pris une vieille corde en chanvre de mon oncle, sur laquelle on n’aurait pas pu s’attacher tous en même temps, mais bon.
Alors on commence à monter pour arriver à la première petite arête qui formait un espèce de col entre Chalune et le Roc d’Enfer, on a voulu éviter de faire l’aller puis de revenir sur l’arête, alors on est montés dans les ravines. Au bout d’un moment, en montant, ça se redressait de plus en plus. Vouf ! Tout d’un coup mon plus jeune frère dit : « Il y a une grosse pierre qui est passée à côté de moi, c’était juste ! » Bon, on avait l’insouciance de la jeunesse. On continue, on monte, en haut c’était un petit peu aérien mais bon on est jeunes ça ne nous a pas gênés. Arrivés tout en haut, on a vu que le côté nord est encore bien enneigé et puis mon grand frère a dit : « Oh bah ce serait bien, on pourrait descendre par là on irait plus vite ! »
On descend en glissant, en ramasse, mais on avait pas de bâtons. On a commencé à descendre le côté nord, ça allait bien, on faisait par tronçons parce qu’il était quand même un peu prudent et il nous faisait passer les uns après les autres. À un moment donné, moi je sais pas ce que j’ai fait et j’ai un peu glissé sur les fesses, je n’étais plus très bien avec mes pieds et puis je me suis déportée. Il a vite pu faire trois-quatre pas de côté et il m’a reçu pour m’arrêter parce que je pouvais plus m’arrêter, il a reçu mes pieds dans son ventre. Ça se refroidit un petit peu, c’était la deuxième frayeur de l’après-midi.
Le ciel se chargeait de plus en plus au-dessus de nous, l’orage commençait à gronder, on continuait à descendre comme ça en faisant tronçon par tronçon. Et puis arrivés à un moment, on arrive à une falaise. Bon, où passer ? La neige fondait un peu au printemps et donc quand elle fond un peu, on a la roche, on a le début de l’herbe et puis la neige qui n’a pas fondu donc il y a une petite bande de terre et d’herbe mouillée juste avant le vide. Là mon frère dit : « On s’arrête, on se repose un moment, je vais prendre une clope ça me fera du bien », parce que lui il avait un peu la charge du frangin, frangine, la voisine et il commence à être un peu fatigué. Et il s’oublie, il s’oublie parce qu’il pense à sa clope. Il s’oublie et pof, il tombe.
Il glisse et il tombe : la chute. Le silence de la montagne, là je m’en rappelle encore, il était long. Avec mon autre frère on se regardait, on appelait mon grand frère : « Denis ! Denis ! » Pas de réponse. La voisine, qui sortait d’anorexie, commence à trembler : crise de nerfs. Bon, on essayait un peu de la rassurer, mais nous on ne l’était pas. On cherchait où est-ce qu’on pourrait passer à droite ou à gauche, parce que c’était pas possible de sauter. On voyait pas de passage, on était inexpérimentés en escalade, on savait faire que de la marche en montagne, en randonnée. À un moment donné, mon grand frère appelle. Bon, il est vivant. Il s’est reculé et il a vu que c’était une falaise qui allait en mourant. Donc il nous explique qu’il fallait qu’on reparte sur la gauche et qu’on aille jusqu’au bout pour contourner cette falaise. Sauf que la copine était en pleine crise de nerfs, donc on l’a fait boire, on l’a fait manger, on a attendu qu’elle se repose un peu et nous voilà repartis.
L’orage se chargeait de plus en plus, ça commençait à faire des éclairs et la nuit commençait à arriver. Avec tout ce temps-là c’était la fin de l’après midi, mais comme l’orage commençait à se concentrer, il n’y avait pas beaucoup de lumière. On est arrivés à faire ce tour de roche sans que la copine ne glisse parce qu’elle pouvait avoir un moment de faiblesse, comme elle n’était pas sûre d’elle du tout. On a retrouvé mon grand frère qui a pu se mettre debout et qui a pu descendre avec nous. Là, on arrive au niveau de la forêt parce que tout ça c’était dans les rochers, l’alpage couvert de neige. On arrive à la forêt et alors là c’était un paysage dans ma tête, comme des dessins romantique suisses avec l’orage sur le Roc d’Enfer, la forêt avec ses sapins noirs qui étaient de temps en temps zébrés par la lumière. On était pas passés par là à l’aller et il fallait traverser un torrent, qui avait grossi parce que l’orage pleuvait.
On a traversé le torrent, on avait de l’eau jusqu’à la taille et avec la fonte des neiges elle était pas chaude. Donc on a traversé le torrent, là je me rappelle bien qu’il faisait déjà nuit et on est enfin arrivés à la voiture. On rentre sur Annemasse, à peu près une heure de route. Et là ma mère nous a reçus, elle nous a foutu une engueulade, mais je vous dit pas ! Elle a déchargé comme ça sa peur. Mon frère n’a pas eu de séquelles, pendant la nuit il a craché du sang. Il n’est pas allé faire une radio, on est pas allés à l’hôpital parce qu’à l’époque c’était comme ça. Il tombait la nuit, il se rappelait le moment de sa chute, à peu près de la hauteur d’une maison : 8-10 m. C’était une petite falaise. Et il se rappelait qu’en si peu de temps, toute sa vie s’est déroulée dans sa tête, c’est ça qui l’a frappé.
Voilà alors bon, jeunes, on pouvait faire des choses parfois à risque il y a beaucoup d’enfants qui maintenant ne sont plus… même s’il ne faut pas espérer des conditions comme ça, mais il y en a peut-être pas beaucoup qui se permettent de partir et d’avoir des expériences qui peuvent être très salutaires, ou moins. ”
Janie