Najwa Barakat, écrivaine libanaise, raconte dans son roman La Locataire du Pot de fer, paru à L’Harmattan en 1997, cette histoire vraie qu’elle m’avait d’ailleurs racontée à Beyrouth en juin dernier :
Nous étions plusieurs à avoir vingt ans ce jour-là, lorsque nous nous rendîmes chez Paul qui habitait tout près de la fac. Nous étions plusieurs aussi à nous rappeler qu’il fallait bien baisser la tête en escaladant à quatre pattes les dalles cassées des marches, jusqu’au dernier étage où Paul vivait seul avec sa maman dans un appartement petit, mais doté d’une grande terrasse. La tête – étant la seule partie rebelle du corps qui s’entêtait à dépasser les containers entassés dans la cage de l’escalier – devait disparaître du champ visuel du franc-tireur qui campait jour et nuit, sur le toit du grand immeuble d’en face. Nous étions plusieurs à nous en souvenir donc, mais je fus la seule à l’oublier une demi-heure après.
Je suis sortie sur la terrasse et je me suis assise sur la balustrade basse, en fumant une Gitane internationale. J’ai entendu un petit bruit identique à un hoquet bref, puis j’ai vu tous les copains apparaître dans la porte, et la couleur de la maman de Paul virer au jaune-verdâtre. Tous étaient muets et haletants. Tous me faisaient signe de la main d’approcher, en mimant des gesticulations follettes. J’ai ri. Je n’avais pas compris encore qu’ils craignaient de feuler de peur qu’en sursautant, je trébuche et tombe du haut de l’immeuble…
Dire que la mort m’a frôlée par cet après-midi d’un mai splendide et que simultanément, je suis tombée raide amoureuse ! Je l’ai échappé belle tout en succombant par ailleurs. Le franc-tireur ne m’a pas vraiment ratée. Il a tiré et la balle a heurté la balustrade, juste sous mes fesses. Il a tiré, mais il ne m’a pas tuée. J’étais bien vivante, et les copains n’en revenaient pas de ce miracle.
Longtemps après, j’ai continué à revivre cet incident, à m’imaginer les traits de mon « héros » qui, bien que tenant ma vie entre ses mains, ne l’a pas condamnée pour autant. Aujourd’hui encore, je pense à lui et je me demande : qu’est-ce qui a pu lui passer par la tête et l’empêcher de viser, puis d’appuyer sur la gâchette, comme il avait dé le faire auparavant avec des centaines d’autres ? Me connaissait-il ? Avait-il eu pitié ou avait-il hésité, rien qu’une fois ? Était-il attendri par une jeune fille, amoureux d’une inconnue, juste un laps de temps ou l’ombre d’une seconde ?
Je transpire et ma tête bouillonne d’anges et de diables. Je n’ai pas la force de me lever ni de me rendormir ; et mes rêves, engraissés par la fièvre, encrassés par les grésillons de mes souvenirs fétides, s’alourdissent en se bousculant.
Dire que quelque part, je suis restée amoureuse d’un tueur. Dire que j’ai failli mourir à vingt ans, par un après-midi d’un mai splendide. Dire qu’aujourd’hui, un ange gardien est venu me rendre visite, escorté par une terrasse qui a trahi ma confiance !