(Histoire vécue)
Il faisait presque nuit quand des coups secs et soutenus frappèrent avec insistance sur la porte d’entrée de la maison aux briques rouges. Je sursautais d’effroi dans le grand lit douillet où j’étais sur le point de m’endormir. Comme à l’habitude, Maman Cécile m’avait couché à l’heure où les dernières lueurs rougissantes pénétraient à travers les rideaux frangés. Semblables à un pinceau sur une grande toile, les raies de cette obscurité naissante faisaient se mouvoir les taches de mouches du plafond. Les coups se répétèrent, tenaces, obstinés et menaçants, à tel point que je croyais que la porte allait céder sous les coups si elle n’était pas ouverte sur l’instant.
J’avais un peu peur, car je n’entendais pas les voix familières et réconfortantes de Maman Cécile et de Papa René, et je me sentis trembler sous la couette qui ne me réchauffait plus. Je me recroquevillais pour me faire plus petit encore que je ne l’étais. La grande photo en pied de Papa René, coiffé de son calot de bure et vêtu de son uniforme où apparaissait de part et d’autre du col le numéro de son régiment, trônait dignement sur le mur de la chambre. Pourtant, elle ne parvenait plus à faire régner cette sérénité sécurisante dans laquelle je m’endormais chaque soir.
Finalement, la porte d’entrée de la maison céda dans un claquement qui me terrorisa. J’entendis le bruit lourd des pas des hommes qui s’engouffrèrent dans la salle à manger. Un vent presque glacial se précipita avec eux et vint balayer mon corps qui se mit à frissonner.
… Vous êtes la mère ? Où est l’enfant ?
La question avait été posée d’une voix assurée et arrogante par un homme qui n’était pas de la région. Son accent, son intonation et sa dureté m’étaient inaccoutumés.
… L’enfant dort… Sa mère n’est pas là, elle habite en ville… Son mari… Le petit…
Mais que donc me voulaient ces intrus à cette heure tardive, et que voulaient-ils de ma Maman Anna ?
Je n’avais que quatre ans, mais je savais que le petit c’était moi. Je savais aussi que j’avais deux mamans: celle chez qui j’habitais depuis quelque temps, qui me nourrissait et qui m’aimait bien et que j’appelais Maman Cécile, et une autre qui vivait en ville, Maman Anna. Elle venait me voir tous les quinze jours Maman Anna. Elle m’apportait des friandises, une voiture de pompiers, des soldats de plomb et même des chaussures montantes. Elle m’aimait bien aussi, Maman Anna, bien qu’elle soit moins avec moi que Maman Cécile qui me gardait chez elle, à la campagne.
… Ça suffit, allez chercher l’enfant… Sinon nous allons devoir le faire nous-mêmes…
La voix de l’étranger au ton dur devenait plus nerveuse et je la sentais envahie par l’impatience. J’aurais bien aimé que Maman Anna soit aussi près de moi en cet instant, J’aurais tant voulu me blottir contre son sourire, contre sa chaleur. Non pas que Maman Cécile ne soit pas gentille, mais ce n’était pas pareil. Et puis, je n’avais pas assez de deux mamans pour me réconforter…
… Prenez tout notre argent, mes bijoux… Vous savez, j’ai des petites merveilles que je tiens de mon arrière-grand-mère, vous pourrez les offrir à votre dame, ils valent une fortune…
C’était la voix tremblante et apeurée de Maman Cécile proposant aux voleurs de m’échanger contre des joyaux de famille… C’était vraiment gentil de la part de Maman Cécile qui pleurait maintenant.
… Vous allez nous faire perdre patience, Madame. Allons, ne vous entêtez pas…
Le second malfaiteur parlait sans accent : ce devait être un français, un français de la région même. Il était plus poli aussi, et il y avait moins de méchanceté dans sa voix.
Les dernières lueurs du soir avaient disparu du plafond et s’étaient fondues dans l’obscurité qui enveloppait ma chambre, comme si elles avaient eu honte. Les salissures du plafond avaient perdu cette mouvance parfois effrayante qui les transformait en monstres hostiles et menaçants, et ce n’était plus elles qui me faisaient peur. C’étaient les voix de ces voleurs d’enfants qui me terrorisaient maintenant…
… Dernier avertissement, Madame. Si vous n’allez pas sur le champ habiller l’enfant, on vous emmène avec…
Cette fois, c’était le malfaiteur français qui avait invectivé cette menace. Papa René n’avait rien dit jusqu’à maintenant, et son mutisme m’étonnait quelque peu. Peut-être était-il saisi lui aussi par cette peur qui me faisait frissonner et me paralysait la langue. Pourtant, chaque fois qu’il revenait des champs et qu’on se mettait à table, au terme de la journée, il savait crier et donner des coups de casquette à ceux qui l’énervaient. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi Papa René ne chassait pas sur l’heure, à coups de casquette, ces deux malfaiteurs qui étaient venus pour me voler. Peut-être que s’il avait hurlé très fort, le garde-champêtre et les gendarmes l’auraient entendu et seraient venus à ma rescousse ?
Un flot de lumière tomba brusquement de l’abat-jour blanc, qui avait l’air d’une assiette retournée, et inonda la chambre. Maman Cécile s’approcha de moi en sanglotant. Un des hommes, vêtu d’un uniforme gris ou noir, l’avait suivie jusqu’à mon lit. Il ne parlait pas et regardait avec curiosité les murs et le plafond de ma chambre. Maman Cécile m’expulsa tout d’un coup du lit et me prit dans ses bras. J’eus encore plus froid et encore plus peur.
“J’veux ma Maman Anna”, balbutiai-je dans un sanglot. “J’veux pas qu’on m’emmène, j’veux pas partir. J’veux pas aller avec eux…”
Maman Cécile m’habilla rapidement. Je grelottais, elle tremblait. Ses cheveux blancs étaient défaits et ses yeux rougis. Comprenant mon impuissance, et celle de Maman Cécile, je me résignai, exigeant qu’elle me donne mon petit ours en peluche qui lui ne m’abandonnait jamais.
En passant par la salle à manger, j’aperçus l’autre voleur: il portait un uniforme qui ressemblait un peu à celui de Papa René sur la grande photo du mur. Mais celui du voleur était vert bouteille, plus beau, plus élégant, bien plus imposant avec son aigle aux ailes déployées. L’homme était coiffé d’une casquette ornée d’une décoration en argent, une tête de mort, je crois, et la visière brillait. Je remarquai qu’il avait un magnifique ceinturon en cuir et une gaine de revolver qui pendait sur le bas de sa veste en lançant des éclairs comme le faisaient les officiers de mes soldats de plomb.
Aucun des deux voleurs ne m’adressa la parole jusqu’au camion bâché. Les deux hommes me jetèrent dans un grand trou noir, et ce fut la nuit, la nuit pour longtemps.
Voleurs d’enfants
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