Transcription de l’extrait vidéo
“ Cela fait quinze ans que je travaille comme acteur, et je voudrais raconter comment je suis arrivé au théâtre, car cette histoire a totalement changé ma vie. En 1988, je suis blessé au torse pendant la première Intifada, c’est ma dernière année d’étude et je ne peux donc pas finir mon cursus.
Les années suivantes, les choses vont de mal en pis en Palestine, et à Hébron en particulier. Les gens sont déprimés, ils ne savent plus quoi faire, il n’y a pas de travail, ils ne peuvent pas se déplacer comme ils le souhaitent, arrivent à peine à nourrir leur famille. À mesure que la situation se détériore, je deviens dépressif, frustré, et un jour je décide de m’ôter la vie. Mais je veux finir en beauté, perdre la vie en faisant en sorte que ceux de l’autre camp perdent aussi quelques vies grâce à moi.
Il faut dire que j’ai de quoi être déprimé durant toutes ces années. L’armée israélienne a brûlé le cabinet d’avocat de mon père, a mis mon frère aîné en prison dans le désert, à Ktzi’ot. Deux de mes oncles et mon cousin sont eux aussi incarcérés. Ce dernier est accusé d’avoir tenté de se saisir de l’arme d’un soldat.
L’épisode le plus douloureux est peut-être celui de mon grand-père, qui est vieux et handicapé. Ils lui ont attaché les mains et l’ont frappé avec un bâton jusqu’à ce que le bâton casse. Les voisins nous ont raconté comme il a hurlé. Ils ont tout détruit chez lui, le mobilier, et ils ont mélangé l’huile et le sel, le sucre, la farine, une habitude durant la première Intifada.
Enfin tout ça et plus m’encourage à prendre cette décision d’en finir, parce que comme beaucoup de jeunes de mon âge je n’ai plus d’espoir. Je dis toujours qu’un homme sans espoir est un homme dangereux, et c’est la vérité.
Bien sûr, je ne peux pas faire ça tout seul. Après réflexion, je me dis que la meilleure façon d’atteindre mon objectif est de rejoindre le Hamas. Je commence à aller à la mosquée cinq fois par jour, surtout à la prière du matin, qui est spécialement pour les gens investis dans la foi et dans le Hamas. Je commence à me faire des contacts, à leur parler, à essayer de les convaincre que je suis quelqu’un de bien et que je peux faire quelque chose pour la cause, s’il vous plaît, aidez-moi ! Mais personne n’en a rien foutre. Personne ne s’intéresse à moi.
Je désespère. Vient le massacre de la mosquée d’Abraham de 1994 à Hébron, et dans le massacre je perds deux de mes meilleurs amis, mais toujours aucune ouverture, je ne sais pas quoi faire, je ne vais quand même pas me suicider tout seul, pour rien. Donc je continue d’attendre une opportunité, mais rien ne se précise.
En 1997, enfin, un ami à moi, un voisin qui travaille pour le ministère de la Culture à Hébron vient me voir et me dit : « Raed, tu ne voudrais pas être acteur ? » Je lui réponds : « Oui bien sûr ! » Je me souviens, je suis en tenue de peintre en bâtiment, j’ai toutes les couleurs de l’arc-en-ciel sur moi, et j’accepte ! Alors il me dit : « Jeudi prochain, pointe-toi au club de sport à telle heure. » Je dis « ok ».
Ce jeudi-là, une fête est prévue pour la naissance de mon deuxième garçon. Au milieu de la fête, je dis à ma femme : « Écoute-moi bien, dans un moment je vais disparaître, tu ne vas plus me voir. Si quelqu’un me demande, tu lui dis que je suis mort, ou que j’ai été appelé, ou que j’ai dû aller acheter quelque chose, raconte ce que tu veux mais je dois y aller. »
Ce jour-là a été le début de ma carrière d’acteur, et dès le premier jour où j’ai rejoint la troupe j’ai compris à quel point je me trompais, et qu’il y a bien d’autres moyens pour lutter contre l’occupation que de se faire sauter la cervelle.
Ensuite j’ai découvert jour après jour ce que c’est que le théâtre. Et attention, ce n’est pas facile, ça peut même être dangereux… ”
Raed Shyoukhi, traduit de l’arabe par François Beaune