Une lettre de Raja Alloula :
« Raja : notre pays vit une tragédie; mais il s’en sortira… si nous devons payer le prix, nous le paierons… Quoi qu’il advienne, comporte-toi toujours dignement. » Il est trois heures du matin, deux ou trois jours avant son assassinat; » Abdelkader, s’il te plaît, ne parle pas de malheur. » Mais le malheur était là, tout près, à quelques mètres du seuil de la porte. Il a frappé lâchement, froidement, cyniquement. Alors que j’insistais pour l’accompagner au Palais de la Culture ce soir du jeudi 10 mars 1994 : » Raja : je te demande une faveur: c’est de ne pas sortir. Lorsque je reviendrai, je te raconterai tout dans le détail. » Il devait animer une table ronde sur son théâtre. Il est revenu cinq jours après dans un cercueil trop étroit…
On sonne à la porte avec insistance. C’est un collègue affolé me criant: » On a tiré sur Si Abdelkader ». »Sur qui ? Je ne comprenais pas… J’étais pétrifiée: » Appelle le Samu » »Quel Samu ? » Et c’est les cris des femmes du voisinage qui déchirent le voile… J’ai crié, je ne sais pas pourquoi et je suis descendue dans la rue où une foule était déjà là. Une lutte acharnée s’engagea avec les jeunes qui me soulevaient de terre pour me faire entrer dans l’immeuble afin que je m’arrête de parler. J’entends une femme dire: » Laissez-la parler…elle a raison. » Je ne sais pas ce que j’ai dit mais, eux, le savent… Et je rejoins Alloula en réanimation où une foule nombreuse le veille debout avec componction jusqu’à son évacuation le lendemain, en fin de journée, au Val-de-Grâce.
Les médecins qui soignaient Alloula ont opéré, cette nuit-là, trois jeunes terroristes pris dans un attentat, du côté du port. » Madame, nous les avons opérés, mais il n’y a pas grand espoir. » Une cloison séparait l’un d’eux de Alloula. Je suis allée discuter avec lui. Il était très pâle et très jeune, imberbe même ! Je lui demandais si lui et ses copains étaient responsables de l’assassinat de mon mari. » Tu sais, Alloula est de l’autre côté de la cloison. » »Non, je ne savais pas, non, ce n’est pas nous ». »Mais pourquoi, tu es si jeune… pourquoi tu t’es embarqué dans cette galère avec les armes ? » J’avais oublié un instant que mon mari agonisait, à côté, derrière la cloison. Un attentat contre lui pour sa seule qualité d’humaniste et d’homme de culture. Et j’ai voulu comprendre… quoi répondre en effet à mon enfant quand il m’interroge en pleurant: « Pourquoi Papa ? » Peut-être que les personnes qui se posent la question de savoir » qui tue qui » et celles qui affirment que » la régression féconde » est positive en Algérie peuvent donner une réponse plausible.
Lorsque des terroristes armés ciblent d’abord en premier, en 1993-1994, Liabès, Djaout, Boukobza, Belkhenchir, Boucebsi, Asselah, Alloula, Fardeheb et tous les autres; que, depuis, ils égorgent des femmes et des enfants; ils kidnappent des jeunes filles de 16 ans pour les violer; ils s’attaquent à des citoyens sans défense pour tuer, assassiner froidement, lâchement…est-ce que le qualificatif de » guerre en Algérie » convient ? Ces actes terroristes n’ont qu’un seul objectif: celui de détruire l’Algérie et son peuple, de porter atteinte aux valeurs culturelles traditionnelles qui animent notre société, qui constituent une base identitaire commune à tous les Algériens; qui en font sa force et le tremplin de sa résistance héroïque. Dans les régions isolées, les populations ont décidé de prendre les armes. » Je suis armé pour défendre la patrie. » » On ne leur laissera pas nos femmes, on ne leur laissera pas nos maisons, on ne leur laissera pas notre terre. Nous sommes là, debout, nous nous défendrons… »
Au début, beaucoup pensaient qu’ils étaient à l’abri d’une attaque, estimant qu’il ne s’agissait peut-être que d’une mouvance limitée géographiquement dans le pays. Maintenant, chacun de nous sait qu’il est un otage tout en relevant le défi d’exister. Lorsque je marche dans Oran, croisant des groupes de jeunes gens, je ne peux pas penser que l’un d’eux va me tirer dessus. Comme je boite un peu, c’est très souvent, tout en me laissant le passage et avec un sourire, qu’ils me disent: » Que Dieu vous apporte la guérison. » C’est vrai, il y a des jeunes qui, au nom de Dieu, assassinent pour – peut-être – une place au Paradis. Mais ils savent que le crime est répréhensible et par Dieu et par les hommes.
Néanmoins, malgré le chômage, la mal-vie, malgré cette » économie de marché » qui impose le retour à la misère, à la loi de la jungle, les jeunes de mon pays sont beaux, ils savent aimer, chanter, danser, rire; ils savent regarder le ciel bleu de l’Algérie auquel se conjugue à l’infini le bleu de la Méditerranée sur le Front de Mer où ils sont là, à déambuler pour admirer les plus beaux couchers de soleil au-dessus du Fort de Santa Cruz.
Pendant la guerre de Libération nationale, ma cousine est montée au maquis à l’âge de 16 ans, jusqu’à l’indépendance. Puis 36 ans après, cette année, elle fait un » accident vasculaire transitoire « . Elle avait souffert, connu l’exil, la prison; les séquelles de cette vie difficile sont peut-être à l’origine de ce problème de santé. Elle habite dans le triangle de la mort; c’est en admirant la baie d’Alger que, bouleversée, elle s’adresse à elle en pleurant. » O Algérie, que tu es belle, tu es magnifique; tu as été créée pour être aimée… Personne n’a su te chérir comme tu le mérites… »
Ceux qui ont libéré hier l’Algérie ne comprennent pas; ils lui ont donné leur jeunesse et pour la plupart leur vie…
Et encore, encore on enterre; encore on dresse la liste de nos martyrs qui n’en finit pas d’allonger. Les yeux des Mères aux cœurs ensanglantés, aux âmes meurtries ne tarissent pas par trop de larmes versées.
L’actualité de l’Algérie est dans le combat quotidien pour la vie. Avec des parents d’élèves, nous avons obtenu que l’école rouvre sa bibliothèque pour que nos enfants aient un cadre de travaux et d’étude. Les Algériens sortent, vont au travail, font leur marché, les enfants vont à l’école, les étudiants à l’Université, tout en sachant qu’ils vont peut-être se trouver sur le chemin d’une bombe qui va les emporter. Tous savent également que l’histoire de l’Algérie écrite en lettres de sang ne cesse de donner l’exemple d’une résistance héroïque à l’obscurantisme, à l’intolérance, dans l’espérance de lendemains meilleurs.
Je suis très fière d’appartenir au peuple algérien; très fière que l’Algérie soit ma patrie; très fière de dire que, sur la terre des Martyrs, arrosée quotidiennement par le sang, les larmes, la douleur, la détresse, fleuriront l’Amour, la Paix, la Liberté…contre la mort, la haine, la violence… Que demain, l’aube d’un jour radieux se lèvera sur l’Algérie, cette terre de toutes les promesses.
Raja Alloula