En 2001 et 2002, avant de rejoindre Le Matin, je suis rédacteur en chef de La Voix de l’Oranie, un petit canard sans prétention.
Ce jour-là, on m’annonce qu’il y a eu un massacre dans le village de Granin, près d’Arzen. Je m’y rends de très bon matin, et je prends avec moi l’appareil photo, car je fais et les textes et les photos pour le journal. Un chauffeur nous emmène, le village est minuscule.
On arrive au village. Les gens m’embrassent pour les condoléances. Ils me disent : moi mon fils n’est pas mort égorgé, il est mort par balles. Et on sent qu’il veut s’en convaincre. Pour éviter la culpabilité, par déni, pour ne pas penser à sa souffrance. Des couteaux aiguisés ont pu faire souffrir la victime, et plus elle souffre, plus elle est lavée de ses péchés.
Puis je me rends au carrefour où selon mes sources dix personnes ont été assassinées. Les terroristes ont établi un faux barrage et ont tué les passagers d’un karsan Peugeot (sorte de mini-bus)
En effet le karsan est bien là, ainsi qu’une voiture et une moto. Il y a du sang partout, une casquette, un paquet de cigarettes ouvert. Les gens ont été massacrés à la pioche, à la hache et ensuite au couteau. Ceux qui n’ont pas résistés ont été sacrifiés comme des moutons. Les autres ont tenté de lutter. Deux gars d’Arzen, qui allaient assister à un mariage, ont été éventrés et énucléés. Je fais des photos.
Arrive une 4L. Deux jeunes hommes devant, et deux femmes à l’arrière.
La femme descend. Elle a un certain âge. Les jeunes lui montrent une tache de sang, entre deux palmiers nains : c’est ici, expliquent-ils.
Elle plonge sur l’endroit et se met à embrasser la flaque séchée. Ses doigts s’enfoncent dans la terre. Elle relève la tête et le soleil passe à travers les aiguilles de tamaris, et là je rate la photo de ma vie, mais je n’ose pas, la douleur de cette dame, dans le sang de son fils, me touche au fond du cœur, et j’ai peur de m’en prendre à son âme.
Oran, Février 2012