Mon avion est arrivé tard à Oran et je suis pressé de rentrer chez moi. Tout se passe bien à la douane, mis à part le petit retard causé par un album de Frank Zappa, « Sheik Yerbouti » ! La pochette représente Zappa enturbanné. Le gabelou le retourne dans tous les sens et me demande s’il y a des chansons politiques dedans. Il me demande aussi de lui traduire les titres des chansons et veut savoir si Zappa est Arabe. Je lui réponds par la négative.
– Ah ! Tu vois, c’est donc un ennemi des Arabes, il se fout de nous !
L’un de ses supérieurs vient à mon secours :
– Tu peux le laisser passer, c’est un chanteur turc, pas interdit !
Bref, je me retrouve dehors avec mes deux bagages et je tombe sur un taxieur des environs de Mostaganem. Après avoir négocié le prix de la course, il m’embarque mais passe par la ville pour prendre encore trois clients. Je râle parce que les contrôles des gendarmes sont stricts : tout transporteur a le droit de prendre quatre clients à l’aller, mais au retour vers son lieu de domiciliation, il ne peut en ramener qu’un seul. Encore une loi d’un analphabète bilingue… Ce qui n’empêche pas le taxieur de charger la bête. Je redoute de tomber sur les motards qui, au niveau de la Macta (limite départementale), se planquent derrière le vieil eucalyptus. Et c’est ce qui va nous arriver, sauf que notre taxi driver est malin : au dernier virage avant le guet-apens, il prend une piste dans le sable, côté mer, et monte sur un monticule ; de là, on aperçoit les motards cachés au lieu-dit.
– On reste là le temps qu’ils se tirent, nous dit Moh la Science.
On attend, on fait connaissance, on se découvre des amis communs. Une mamie demande même la main de l’étudiante qui voyage avec nous, pour son fils ! Et elle nous invite déjà à la cérémonie. Un passager nous quitte pour faire de l’auto-stop, et un peu plus tard l’étudiante arrête un clando qui l’embarque ! Il a déjà cinq passagers, mais il s’en fout, lui ! S’ils le chopent il paiera pareil, avec un ou six passagers, c’est direct la fourrière ! Moi, je suis piégé par mes bagages. Le soleil se couche et mon pilote me propose ceci :
– Écoute, il vaut mieux que tu traverses les marais à pied, tu vas au village sur la petite colline et tu redescends de l’autre vers la nationale. J’arrive avec la mamie et on te récupère après le barrage !
Ai-je vraiment le choix ? Je descends du véhicule et je constate que nous sommes ensablés. Il faut près d’une heure pour sortir de cet enfer ! Je suis crevé, ma chemisette en lambeaux, les mains en sang… Je pars à travers les marais ; maintenant il fait nuit, je patauge dans un terrain inconnu, de la boue jusqu’au genou !
Ma parole, c’est Les Maraudeurs attaquent (avec Jeff Chandler !). D’ailleurs, c’est dans ces mêmes marais que le général français Trézel a subi une cinglante défaite en juin 1835, face aux cavaliers de l’Émir Abdelkader. Arrivé à mi-chemin, je subis une attaque en règle, celle des moustiques autochtones. La douleur causée par leur piqûre ne peut être dépassée que par celle d’une colique néphrétique. C’est une espèce de moustique qu’il faut combattre individuellement, armé d’un gourdin. D’ailleurs, j’ai voulu en rapporter un spécimen en France pour le faire examiner mais jamais il n’a réussi à avoir son visa. Trop dangereux pour la sécurité intérieure. Bref, j’arrive au village, boursouflé par les piqûres des monstres, je redescends de l’autre côté, en cavalant, car les chiens errants m’ont repéré. Heureusement, je ne crains pas les clébards, j’ai déjà été mordu à plusieurs reprises. N’empêche, l’un de ces coyotes arrive à me pincer les fesses, ce qui me donne l’énergie nécessaire pour rejoindre la nationale. Les chiens s’arrêtent net, car ils connaissent les limites de leur commune.
Je me rends compte que les motards ne sont plus là depuis belle lurette, mais est-ce que mon taxieur est là, lui ? Je viens de penser à mes bagages, je n’ai même pas pris le numéro du taxi en cas de coup tordu. Je vois des lumières à une centaine de mètres, j’accélère le pas, c’est bien mon ambulance qui m’attend (vu l’état dans lequel je suis). On rentre en ville à point d’heure et le chauffeur a le culot de nous demander si on peut payer les places de ceux qui se sont tirés ! Ça a failli se terminer en meurtre, mais on a fini par s’entendre sur le prix de la course (si course il y avait, j’étais le seul participant !).
Je rentre en douce à la maison, mais ma mère veille au grain, elle m’attend comme toujours. Imaginez sa tête : j’arrive de Londres, la chemisette déchirée, le pantalon en miettes, les fesses et les mains en sang, le visage truffé de piqûres de moustiques… Qu’auriez-vous dit ? C’est alors qu’elle me demande :
– Il y a la guerre, en Angleterre ?
Habib Amar