Après un trajet d’une heure qui me sembla une éternité, je descendis de l’autobus dans la rue principale de ma ville natale, je commençai à marcher en direction d’un petit immeuble de trois étages un peu délabré, entouré d’un jardinet négligé et dont les plantes sèches n’avaient pas été arrosées depuis longtemps. Comme j’avais un quart d’heure d’avance sur le rendez-vous fixé, je décidai de me balader dans le quartier où je n’étais pas revenue depuis des années. Je me retrouvai tout près d’une petite ruelle un peu à l’écart où je me souvenais que le beau gosse de la classe habitait, au numéro 5 pour être exact. Puis je passai devant un grand immeuble sans charme, là aussi habitait une fille de notre promotion, mais bien que je fasse des efforts, j’étais incapable de me souvenir de son nom. Après avoir jeté un coup d’œil à ma montre, je m’aperçus que je devais me hâter. Je retournai à la vieille maison au jardin en friche et je montai au deuxième étage. J’hésitai entre frapper à la porte et utiliser la sonnette. Je décidai de frapper, quelques instants après, j’entendis : « Oui ? » et c’est alors que je vis Sarah qui m’attendait au salon, elle se tenait bien droite, elle avait les cheveux teints dans un rouge flamboyant dont je ne me souvenais pas, nous nous sommes immédiatement enlacées, nous nous sommes embrassées, puis elle dit : « Combien d’années ont passé ? ». Je répondis : « 35 ». Elle ajouta : « Tu n’as pas changé ». « Vraiment ? » lui ai-je répondu, elle enchaîna presqu’aussitôt « Viens, si on commençait notre leçon ? ». « Oui, lui ai-je répondu, essayons ».
Un mois auparavant ; le jardin Doubnov, un samedi passé avec des amies à se prélasser dans la chaleur d’un soleil matinal agréable et caressant. Le jardin est animé par des habitants du quartier tout imprégné du calme du week-end, les gens vont et viennent avec leur chien, des enfants jouent sur la pelouse, mais malgré cette sérénité, quelque chose me dérange. Je ne peux m’empêcher de regarder un groupe de jeunes filles qui enroule une très longue étoffe autour du tronc d’un des grands arbres du petit parc, elles la nouent comme s’il s’agissait d’une longue écharpe de couleur dont elles revêtent l’arbre tout en se mettant à grimper avec des exercices d’acrobatie. Une des acrobates est une fillette, à peine âgée d’une dizaine d’années mais déjà experte à se hisser avec assurance en haut de l’arbre d’où elle fait des acrobaties dignes d’une artiste de cirque. Le tissu coloré se fond à ses mouvements d’une grande beauté tout en les complétant, leur servant quelquefois de corde et d’autres d’étoffe enveloppante qui se love autour d’elle. Je la regardai sans pouvoir détacher mon regard tout en ressentant une douleur intolérable, mon désir le plus profond évoluait sous mes yeux, celui d’être une athlète, une acrobate, ce désir ou ce vœu qui s’effrita avec les années pour des raisons que je ne peux même pas définir. Soudain, des souvenirs poignants remontèrent et m’envahirent. Je me revois, âgée de huit ans, assise en tailleur sur le tapis bleu du salon de la maison de Sarah, mon professeur de rythmique, ensemble avec cinq autres filles qui attendent les instructions du professeur tant admiré, qui sait donner un nom à chacun des plus petits muscles, qui voit tout, dont les yeux examinent chaque mouvement et qui fait se mouvoir nos corps comme si c’était le sien. Et maintenant, nous nous exerçons à nous mettre debout sur la tête, et maintenant à faire des sauts de grenouille, maintenant des galipettes et maintenant, à danser au son de la musique. À l’instant où les souvenirs se réveillèrent, s’éveillèrent aussi les sentiments endormis de la joie la plus simple, celle des membres qui s’assouplissent et les plaisirs de l’âme à participer au bonheur créé par le corps à travers les mouvements. Un bonheur simple et immédiat et une jouissance pure du corps qui va en s’amenuisant avec les années au fur et à mesure que celui-ci vieillit et devient plus sérieux, plus posé.
Même si mon corps dans son état actuel est trop fatigué pour refaire tous ces exercices, exercices acrobatiques de la fillette qui grimpe le long du tissu, ils m’ont fait revenir d’un seul coup, trente-cinq ans en arrière, et m’ont ramenée à des souvenirs qui se sont réveillés et qui refusent de se rendormir durant tout ce week-end.
Le dimanche suivant, j’ai appelé les services de renseignement du téléphone et j’ai demandé le numéro de Sarah. Je me souvenais du nom de la rue dans laquelle elle habitait. Elle m’a répondu poliment puis quelques instants plus tard s’est rappelée : « Oh, Vered, mais bien sûr, tu étais si mince ». Je lui ai répondu qu’elle avait été le premier professeur qui avait compté dans ma vie et que je pense beaucoup à elle ces derniers temps. Elle en fut toute contente et sembla surprise quand je lui demandai si elle enseignait toujours. Elle m’a répondu qu’elle avait déjà 70 ans et qu’elle n’enseignait plus qu’un seul jour par semaine à des femmes de son âge. « Est-ce que je pourrais quand même venir et prendre une leçon d’essai ? La semaine prochaine peut-être ? Je prendrai l’autobus, le numéro 82 n’arrive pas loin de chez vous, si je ne me trompe pas». « Certainement, dit-elle, tu sais quoi ? Pourquoi pas, viens et on verra ».
Comme enfant, j’ai pris des leçons pendant trois ans chez elle et maintenant, presque quatre ans ont passé depuis que je suis revenue sur le tapis bleu de son salon, tout comme autrefois, sur ce tapis dont les petites dimensions ne m’empêchent pas d’imaginer que je suis une acrobate professionnelle qui s’exerce sur le tapis olympique, au sol, sous le regard perçant qui ne laisse rien passer et examine chaque muscle, chaque battement de cœur, tandis que mon corps lui obéit avec la même joie redécouverte, joie qu’elle a réussi à faire revivre.