Evelyne Oren – Texte / Text
Histoire écrite en français / Story written in French
je suis nee en 1959 a Paris, fille unique. Sans grand-meres ni grand-peres, sans oncles ni tantes, et par consequent sans cousins ni cousines du premier degre. Ma mere dont la famille a ete disseminee sous les bombardements allemands alors qu’ils fuyaient Paris en 1940, etait restee orpheline a 13 ans. La concierge de son immeuble l’a aidee a recevoir une nouvelle identite qui la protegea jusqu’a la fin de la guerre. Jusqu’a son dernier jour elle a pleure sa mere, sa grand-mere, son petit frère, ainsi que l’oncle et son fils morts avec eux. Mon pere venait de Hongrie, seul son pere et deux cousins etaient revenus des camps de concentration, il ne restait rien des familles nombreuses qui peuplaient la communaute de sa ville, rien de sa mere, de ses 4 soeurs dont la petite avait 6 ans, de ses oncles, tantes, cousins et cousines, tous partis en fumee dans les cheminees d’auschwitz. Dans les annees 50 il a émigré en France, le pays de l’egalite, son reve d’adolescent.
A 19 ans je suis venue vivre en Israel parceque si nous avions un pays, je trouvais logique d’y vivre. Dans les annees 90 mon pere, a la retraite, est venu me rejoindre, ma mere qui ne s’adaptait pas a la langue ni au climat, venait nous retrouver deux fois par an pour quelques semaines. Mon pere avait plus de 80 ans lorsque je l’ai amene vivre tout pres de moi, dans un appartement sur le meme palier que le mien, pour prendre soin de lui qui s’affaiblissait et dont les yeux perdaient leur faculte visuelle.
Il y a quelques annees je suis allee a Yad Vashem, le musee de la shoa a Jerusalem dans le cadre d’une excursion organisee par mon travail. Il venait d’etre renove. Je ne suivais pas le guide qui nous avait ete attribue. Je dehambulais seule dans les couloirs de l’exposition, en proie a une emotion personnelle que je ne voulais pas devoiler a mes collegues, la plupart de souches differentes, elles etaient etrangeres a ma douleur. La shoa est restee une plaie beante dans mon identite jusqu’a aujourd’hui.
Dans la derniere salle de l’exposition je rejoignai le groupe. Le guide pointa son doigt vers une grande photo murale sur laquelle on voyait des dizaines de prisonniers assis en rangs, « cette photo a ete prise a buchenwald après la liberation du camp » commenta-t-il. Buchenwald, mon pere avait mentionne ce nom l’une des maintes fois ou je lui avais demande de me raconter, pour que je sache. Mais il se murait en general dans son silence, preferait taire ses souffrances passees, la peine immense de ses pertes. Il n’y avait que ces nuits qui le trahisaient, celles ou il criait sa terreur et se reveillait en sueur.
« Buchenwald » avait dit le guide, je me retournais vers la photo qui recouvrait tout un mur, je balayais des yeux les rangs d’hommes en pyjamas rayes ou « en habits fournis par les Americains », expliquait le guide, aux joues creuses et aux regards vagues. On pouvait y voir aussi des soldats americains casques et en uniformes, et des enfants rescapes « dont le plus jeune deviendrait le rabbin Lau » precisa le guide. Je contemplais ces hommes, emue, peut etre avaient-ils partage un moment, une planche de « lit », une maigre gamelle, un guignon de pain avec mon pere, peut etre l’un d’eux avait-il epanche sa peine sur son epaule, relate avec lui un souvenir d’une vie lointaine et enterree, emis quelque espoir de survivre. Je frissonnais sous l’afflut de toutes les pensees qui m’attaquaient.
Et puis, dans un coin, au bout d’une rangee, je vis mon pere. Je sentis mon coeur defaillir, il me regardait du fond de ce temps passé, lointain et revolu. L’image, nette aux premiers rangs, etait plus floue vers le fond, mais je reconnaissais ces yeux clairs, cette tete sensiblement penchee d’une facon tellement sienne, cette position des epaules, ses cheveux roux qui, en noir et blanc donnaient un effet special que je connaissais bien des photos de lui plus tardives. Aussi, ces dernieres annees, mon pere, amigri et diminue par la vieillesse, se ressemblait encore plus a lui meme sur cette photo. Je restais interdite devant la photo, incapable de me decoller d’elle, comme hypnoptisee. Les autres sortirent du musee, je les rejoignis après de longues minutes, et les retrouvais dans l’autobus. Ma voisine de siege et amie s’inquietait de me voir bleme et perdue dans mes pensees, je lui racontais. J’etais impatiente d’arriver a la maison, de questionner mon pere.
En arrivant a Ashkelon, j’allais tout droit chez lui. Après lui avoir demande brievement comment il allait, je lui racontais que j’avais ete a Yad Vashem, et le questionnais:
– « Tu te souviens de m’avoir dit que tu avais ete a Buchenwald, papa? Quand c’etait? » – « A la fin de la guerre » me repondit-il. – « Tu y etais a la liberation du camp? » – « Oui » – « Mais tu m’avais dit que tu t’etais echappe d’un camp de travail et que tu etais arrive a Budapest? – « Je me suis fais prendre sans papiers dans une raffle et ils m’ont envoye la bas ». – « Et tu y etais encore a la liberation du camp? » – « Oui ». Mon pere n’aimait pas remonter ces souvenirs qu’il avait enfonce de force, semblait-il, aux fins fonds de sa memoire, il me repondait « au minimum ». J’ essayais toujours de le menager, mais ce soir la, j’etais trop bouleversee pour pouvoir m’arreter de le questioner .- « Papa, a Yad Vashem il y avait une photo, sur tout un mur, d’une ceremonie religieuse dans le camp de Buchenwald, il m’a semble te discerner parmi les hommes assis sur des bancs dans une grande salle. Se peut-il que tu aies ete parmi eux? – « Ca se peut. Laisse moi, je suis fatigue. » Il etait tard, je comprenais que je l’avais moleste avec mes questions, je lui souhaitais bonne nuit et regagnais mon appartement.
Mais je ne pouvais pas en rester la, j’appelais un ami qui m’aida a retrouver la photo sur le site de Yad Vashem, il me conseilla de leur ecrire aussitot. Le meme soir j’envoyais une lettre au musee, relatant la decouverte de mon pere sur une photo affichee dans la derniere salle de leur exposition. Je leur disais aussi qu’il etait vieux, aveugle et en mauvaise santé, mais qu’il vivait pres de moi a Ashkelon. Des le lendemain je recevais un appel de Yad Vashem, « nous avons des equipes qui viennent chez les gens, pour les interviewer et enregistrer leur temoignage, nous pouvons envoyer quelqu’un des demain. » Je leur indiquais qu’il ne parlait pas Hebreu mais Francais et Hongrois, « pas de probleme, nous avons a Ashdod quequ’un qui parle Francais ». Je promis d’en parler a mon pere le jour meme et de leur fixer avec eux un rendez-vous.
J’allais aussitot faire part a mon pere des nouvelles, « quelqu’un viendra te poser des questions, tu lui raconteras, c’est un temoignage, c’est tres important, tu sais qu’il ne reste presque plus personne pour dire tous les maux que vous avez souffert, pour rememorer ceux qui ne sont pas revenus ».
-« Il n’en est pas question » me repondit-il aussitot, « rien que de t’avoir parle hier soir, jen ai eu des cauchemars toute la nuit, je n’ai pas dormi malgre les cachets, ne me fais pas ca, laisse moi en paix, c’est tout ce que je demande ».
Je me rappelais que la gerontologue lui avait demande comment il dormait, quelques mois plus tot, il lui avait repondu qu’il avait des cauchemars. – « que voyez vous? » lui avait elle demande, – « je les vois qui m’appellent, qui viennent me chercher », – « qui donc? » s’enquit-elle, – « ma mere, mes soeurs, tous ». J’etais restee deconcertee, il ne s’etait jamais confie a moi, jamais plaint.
J’etais desolee mais je devais respecter sa demande, j’appelais Yad Vashem e