Dans ce Mogador du siècle passé, tout au début des années cinquante, mon père venait d’ouvrir un petit magasin de thé dans une petite ruelle silencieuse et tranquille où les passants se faisaient rares. Les boutiques voisines, adjacentes au magasin de mon père étaient également occupées par des Juifs. Le propriétaire du commerce de tissus à la droite de mon père et celui du marchand de tapis à sa gauche, nouèrent au fil des années, des liens d’amitié avec lui. Lorsque le chaland désertait leurs locaux, ils prenaient l’habitude de se retrouver à trois pour boire du thé vert agrémenté de menthe, pour se restaurer et pour deviser sur les choses de la vie.
J’aimais, après l’école, me glisser hors de la maison et aller rendre visite à mon père dans son magasin. J’aimais rôder autour des caisses de thés chinois, y grimper, humer les senteurs fraîches et croquer des morceaux de sucre que je ramassais un peu partout. J’aimais être en compagnie de mon père et de ses amis, partager leur chaud breuvage et me plaisais à imaginer que j’étais l’un de ces personnages représentés sur la tapisserie géante et bigarrée suspendue au mur : un groupe d’inconnus vêtus d’habits arabes sirotant du thé quelque part dans la nature.
Le Maroc découvrit le thé par hasard en l’an 1854. A la suite d’une erreur de navigation, un vaisseau anglais, chargé d’une importante cargaison de thé, est dérouté vers les côtes marocaines et, dans l’urgence de la situation, vint mouiller au port de Mogador. Ce fut pour l’équipage du navire, le coup de pouce providentiel, l’affaire de leur vie.
Les marocains s’entichèrent de la boisson et en firent un rituel local incontournable, un produit de base courant adopté par toute la population. De son magasin, mon père alimentait en thé bourgades voisines et villages éloignés. Lorsqu’ils quittaient leurs hameaux pour se rendre à Mogador, les amis musulmans de mon père ne manquaient jamais l’occasion de venir saluer Tajer Rouffiel, Raphaël le Riche. Ils prenaient alors place, appréciant un repos bienvenu, savouraient bien entendu une bonne infusion de thé, entamaient un échange de propos sur leur mode de vie particulier, leurs us et coutumes.
Ces rencontres donnaient à mon père l’opportunité d’approfondir la connaissance de l’autre, d’aborder avec une érudition certaine de nombreux sujets relatifs à la religion. Il agrémentait ses propos de proverbes et de citations tirées du Coran, qu’il connaissait sur le bout des doigts et qu’il récitait dans un arabe parfaitement maîtrisé.
Pour cette plage de repos, ces conversations, ce précieux breuvage, les hôtes musulmans de mon père exprimaient leur reconnaissance à leur manière, par des cadeaux : une jarre remplie d’huile d’olive vierge pressée à froid, voire de l’huile d’Argan*, une spécialité unique en son genre, typiquement marocaine, un plateau en terre cuite garni de beurre salé au thym, ou alors un pichet de Mahia, l’Arak local. Parfois c’était du miel frais. Il y eut même un tabouret en bois fait main et c’est ainsi que, lorsque mon père s’en revenait à la maison pour partager le repas de midi avec sa femme et ses enfants, nous l’attendions tous réunis sur le pas de la porte, impatients de faire l’inventaire des présents du jour.
Un beau matin, dans la chaleur d’un été particulièrement chaud, un voyageur, un Juif de langue berbère, fit sont apparition dans la petite ruelle. De toutes ses forces, il tirait derrière lui un jeune veau récalcitrant, arc-bouté sur ses sabots. Arrachés à leur torpeur par le tintamarre inhabituel, nos trois commerçants émergeant de leur somnolence, quittèrent leurs magasins curieux de découvrir les causes de ce tapage inhabituel, violant le calme de leur paisible ruelle.
Revêtu d’habits clairs, la barbe respectable, le Juif se tourna vers eux pour se présenter, avant de se lancer dans des explications où il était question de son espoir de réaliser une affaire sous forme de troc. Il était prêt à céder son jeune veau, contre des produits de première nécessité dont sa famille avait grand besoin. La chair de son jeune animal, expliqua-t-il, se prête particulièrement bien à la confection de délicieuses saucisses fraîches et juteuses.
Ce même jour, alors qu’il nous rejoignait pour le repas traditionnel, mon père arriva à la maison les bras chargés de deux cageots. Notre curiosité fut aiguisée et nous cherchâmes à deviner le contenu de ses caissettes. S’agissait-il là de vêtements, d’outils spéciaux, ou alors de délicieuses friandises inconnues, en provenance de contrées lointaines ?
Mais hélas ! Quelle ne fut pas notre déception lorsque nous découvrîmes, une fois les caisses ouvertes, de la viande fraîchement découpée… Ma mère par contre affichait une mine ravie. Elle s’écria pourtant, après avoir humé un instant l’air ambiant : « Sentez-vous aussi cette odeur ? Qu’est-ce que c’est » ? « C’est du parfum « , lançais-je, le nez captant les effluves entêtants. Un veau très parfumé en quelque sorte.
Le Maroc, en période de floraison, ressemble à un immense terrain de football ocré. Si le spectacle est un ravissement pour les yeux, il en va tout autrement du bétail, qui, avalant les fleurs avec avidité, marque ainsi sa chair de ses senteurs. En outre, qui serait prêt à consommer de la viande parfumée ?
« Qu’allons-nous faire alors de toute cette viande ? » Demandais-je à ma mère, en relevant son air songeur.
« Nous allons en faire de la saucisse », décida-t-elle dans la foulée, l’espace d’un éclair. Un bon moyen pour noyer le goût des fleurs.
Je n’avais encore jamais vu comment on confectionnait des saucisses et j’avais l’impression, devant son air dubitatif, que ma mère elle-même ne savait trop comment s’y prendre, et là j’avais eu quelques doutes ! Mais, lorsque ma mère décide quelque chose, il n’est plus possible de reculer.
Nous nous mîmes au travail sur-le-champ. Ma mère entreprit de découper la viande en gros tronçons sur la table à manger, les saupoudra de sel et de poivre et les jeta dans une grande poêle. Elle m’envoya chercher notre bonne vielle et fidèle machine à hacher la viande, qui faisait alors partie de la panoplie de toute bonne ménagère au Maroc. C’était un instrument massif en fonte d’aluminium, dense et lourd, surmonté d’une grande bouche d’entrée évasée, qui engloutissait les produits à broyer. Ma mère fixa le hachoir à la table serrant soigneusement la vis robuste de l’étau monté sur la queue de l’engin, y chevilla la manivelle à manche en bois, dont elle se saisit pour commencer à hacher la viande parfumée.
Debout, en retrait, j’observais, fasciné, comment les cubes de viande se transformaient, après leur passage dans le cylindre du broyeur, en longs serpents torsadés s’écoulant de la grille à l’avant de la machine. Une fois le hachis prêt, il est pétri à la main dans d’amples mouvements appuyés, enrichi à grand renfort de sel, de poivre noir, d’ail, de feuilles de laurier et d’accommodements divers, jusqu’à l’obtention d’une pâte tendre couleur brun pourpre – avant de passer à l’opération suivante, le remplissage.
Entre-temps, mon père était revenu du Souk, les bras chargés de quelques bons kilogrammes d’intestins de veau, mission accomplie. En quelques minutes, Salma, notre aide ménagère, leur fait subir un nettoyage en profondeur, les retourne, les gratte et les racle délicatement au moyen d’un couteau à lame en bois. Les boyaux sont alors rincés à l’eau claire, pendant que j’allais chercher notre accessoire artisanal en fer noir, utilisé normalement pour caler le bac à bain pour bébés. Bien entendu, en l’occurrence, il convenait d ignorer le bac et de ne rapporter que le pendoir improvisé, sur lequel ma mère allait accrocher les saucisses fraîches et les enfumer.
Le grand moment est enfin arrivé. Ma mère découpe une longueur de tripes, tend l’une des extrémités à Salma qui s’en saisit et confectionne un noeud à l’autre bout. Salma gonfle ensuite le conduit afin de faciliter le passage de la préparation apprêtée et assaisonnée. Ma mère fixe sur le hachoir un entonnoir en tôle, de facture spéciale, et introduit le goulot dans le boyau gonflé, m incombait alors une tâche importante et délicate, me saisir du manche à bois et, à chaque tour de manivelle, presser et faire progresser la pâte à l’intérieur du long saucisson dilaté. Ma mère, dans l’intervalle, se consacre déjà aux derniers détails, ficelle les produits finis et les agrafe au support improvisé. Un feu de copeaux de pin commence alors à brûler sous l’assemblage de fortune. Les saucisses enveloppées d’une vieille couverture, sont posées au-dessus de l’âtre et la maison se remplit d’une fumée porteuse d’agréables effluves.
Au bout de quelques heures, les voisins alertés, descendent précipitamment de tous les étages alentour et viennent contrôler l’avance de cet incendie de fumée parfumée, espérant, présumant le voir limité à notre espace de travail, priant pour qu’il ne gagne pas, Dieu nous garde, les habitations voisines et leurs dépendances. Ma mère, rassurante, les invite à prendre place et distribue à chacun un morceau de saucisse débarrassé de tout parfum floral et certifié produit Casher* de surcroît .
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*1 L’Huile d’Argan est extraite de l’amande du fruit de l’arganier. Cet arbre unique au monde par ses caractéristiques, n’existe que dans le Sud-ouest du Maroc. Son aire géographique couvre quelques 820 000 hectares dans la grande région d’Essaouira-Agadir en passant par Taroudant. L’extraction d’un litre d’huile nécessite 8h à 10h de travail, selon le procédé traditionnel ancestral. Cette huile extrêmement prisée, aux vertus et aux propriétés curatives pratiquement illimitées, est utilisée en cuisine, en phytothérapie, en cosmétique, dermatologie et, en bref, comme remède universel à tous les maux, la panacée en quelque sorte.
*2 Casher, Cashrouth, la conformité avec les lois de la Torah, les prescriptions de la Loi juive, en rapport avec les aliments, la consommation, les modalités de préparation, la séparation de différents composants, permissions et interdictions, rituels etc… Pour signifier que les lois diététiques sont respectées, les Juifs emploient le mot Cashrouth, Casher.
David Elmoznino – Texte / Text
Histoire écrite en français / Story written in French