Depuis que je suis en Grèce, on m’a raconté deux fois la même histoire vraie, ce qui n’était jamais arrivé avant. Cette histoire, m’explique Vincent Message, un ami écrivain (je viens de l’apprendre grâce à facebook), est en fait un court-métrage berlinois de Pepe Danquart des années 90, qui a eu un grand succès et est devenu une légende urbaine: http://www.youtube.com/watch?v=il2wnw5CgLI
Maria Softsi d’abord raconte : https://histoiresvraies.org/bibliotheque/revenge-of-the-unspeakable/
Ensuite Nicole, qui ne connaît pas Maria, n’est pas du même milieu, me raconte il y a quelques jours la même histoire, en m’expliquant que c’est une histoire que mon fils m’a raconté, qui s’est passée à Athènes l’année dernière il me semble.
Mon fils est monté dans le bus, et il y avait une vieille dame assise et sur le siège d’en face elle avait posé ses courses. Il n’y avait pas d’autres places de libre, il pensait qu’elle enlèverait ses courses, mais non. Donc il attendait debout et à l’arrêt suivant entre un monsieur noir qui voit cette chaise de libre avec les courses, il fait un signe à la dame car il ne parlait pas grec. La dame refuse, le regarde de façon agressive, commence à rouspéter en grec avec son ticket dans la main. Elle finit tout de même par enlever ses sacs, l’homme s’assied et à l’arrêt suivant un contrôleur monte dans le bus. Le monsieur noir assis prend le ticket de la dame, le met dans sa bouche et le mange. Et lorsque le contrôleur est arrivé la dame n’avait plus son ticket et s’est pris une amende. Elle a bien essayé de dire que le monsieur avait mangé son ticket mais je crois que personne ne l’a cru.
Nicole et Maria ont en commun d’avoir des enfants adolescents. On peut donc penser que cette histoire (rumeur, légende urbaine, peu importe) circule parmi les jeunes, qui passent d’ailleurs pas mal de temps dans le bus avec des personnes âgées, et doivent céder souvent leurs places aux personnes âgées. Le personnage du noir serait peut-être d’abord l’instrument de la vengeance des ados contre les vieux râleurs.
A noter ensuite cette différence que dans l’histoire de Maria, les gens du bus ont tous assisté à la scène et se sont réjoui sans le montrer que la femme soit punie pour son racisme. Tandis que dans l’histoire de Nicole, seul son fils a assisté à la scène… D’un côté le plaisir solitaire de l’étudiant, de l’autre le plaisir collectif d’une société non-raciste. L’histoire de Maria est donc plus optimiste, plus réjouissante, mais ce détail d’interprétation est peut-être à mettre sur le compte des conteurs de l’histoire, de leur manière de s’approprier l’histoire.
D’autre part, il n’est pas neutre non plus que le noir mange le ticket. Au lieu de le mettre dans sa bouche, il aurait pu simplement le mettre dans sa poche, ou le déchirer, mais le geste est plus drôle, plus expressif. C’est le cannibale, le noir primitif qui mange même des tickets de métro, qui a le dernier mot face à la vieille acariâtre civilisée.
Enfin je crois qu’il faut remettre cette histoire dans le contexte politico-social de la Grèce d’aujourd’hui. La Grèce est aujourd’hui la porte de l’Europe et de l’immigration. Deux tiers des clandestins passent par la Grèce pour entrer en Europe, et à cause de la loi de Dublin 2 (dénoncée par Amnesty Internationale), les demandeurs d’asile doivent se déclarer dans le pays d’arrivée, et quand ils sont refoulés de France ou d’Allemagne par exemple, ils sont renvoyés par charters dans le pays d’arrivée, c’est-à-dire très souvent la Grèce. Ce qui fait que le pays est devenu un hall d’attente pour tous les déshérités fuyant les guerres et autres situations intenables.
Dans un récent sondage, l’Aube dorée, parti néo-nazi grec, est crédité de 14% des intentions de vote. L’Aube dorée a aujourd’hui 25 députés à la chambre et ne fait que croître, en partie grâce à un vote des personnes âgées, assimilées à son électorat raciste. Les vieux en Grèce, pour le dire simplement, ont peur pour leur sécurité, pour leurs propriétés. Et l’Aube dorée fait des rondes la nuit pour protéger les quartiers, etc. (http://ethniko.net/blog/aube-doree-grece-chrysi-avgi/ ou l’Aube dorée expliquée par un de ses membres)
On me racontait lundi cette autre histoire édifiante, à mettre en parallèle avec notre première histoire :
Une dame, assez âgée, qui vit la plupart de l’année dans une île des Cyclades, se rend à Athènes et découvre que son appartement est squatté par des pakistanais. Elle se rend à la police, qui lui dit : nous, on ne peut rien faire, madame, on a peur, on n’est pas assez nombreux. Mais alors que faire ? demande la dame. Un policier s’approche et lui donne un numéro : vous expliquez votre problème, et peut-être qu’ils pourront faire quelque chose. La dame appelle, explique que son appartement est occupé par des immigrés clandestins, qu’elle ne sait pas quoi faire, la police ne peut rien… L’homme lui demande l’adresse, son nom, et lui dit de ne pas s’en faire, qu’ils s’en chargent, dans deux semaines l’appartement sera libéré. Deux semaines plus tard, elle retourne à l’appartement, et elle le trouve vide, nettoyé, sans une trace de la présence des pakistanais. Alors elle rappelle le numéro, tombe sur le même homme, le remercie chaudement et lui demande ce qu’elle pourrait faire en retour pour lui. L’homme dit : rien, madame, mais vous pouvez remercier l’Aube dorée.