Avant de quitter Lyon l’autre jour, je vais casser la croûte à la Brasserie Georges, et au fameux moment du baba au rhum avec supplément rhum à volonté (un truc de Lyonnais à ne pas dévoiler), mon pote Philippe me dit qu’il a quelque chose d’important à me confier : tu vas à Izmir, j’aimerais que tu fasses quelque chose pour moi.
J’avais un ami, un ami d’enfance, de la sixième, qui s’appelait Ackam Seref. C’était un type extraordinaire. Je ne l’ai pas vu depuis vingt ans, il a disparu, mais les dernières nouvelles que j’ai eues de lui, c’était pour me dire qu’il était retourné dans sa ville natale, à Izmir.
Les dernières années où je l’ai connu, il était clochard à Lyon, un vrai clodo. Avec des amis, on le logeait, on avait essayé de le sortir de là, mais rien n’avait réussi. Et puis, un jour, il a disparu. Il devait avoir vingt-huit ans à l’époque, et maintenant il en a vingt de plus. Si tu le rencontres dans la rue, et c’est possible, à moins qu’il ne soit mort, je te demande de m’appeler. Tu peux m’appeler de là-bas ? Tu auras un portable ? Tu m’appelles et tu me le passes. C’est important.
Je me souviens, j’étais en classe de 6e et ça faisait qu’un an et demi qu’Akam était arrivé en France et pourtant il était premier de la classe en français, en récitation, en orthographe. Il avait toujours vingt sur vingt, et comme il connaissait le barème des fautes, parfois il nous disait : vous voulez que j’aie combien ? Dix-huit et demi ? Et il avait dix-huit et demi.
Aux dernières nouvelles, il habitait à Izmir, dans un bateau qui n’était pas à lui.
À un moment il squattait à Paris, place des Innocents, il dormait par là. Un jour, il a pris un balai et il a balayé la place, parce qu’il la trouvait très belle, cette place des Innocents, et qu’il trouvait que la ville la négligeait.
Quand il a eu seize ans, il nous a dit à tous les potes : cette année je pars en Turquie, et quand je reviendrai j’aurai dix-huit ans. Et quand il est revenu, il avait dix-huit ans et il s’est payé une voiture. Avant ça il conduisait sans permis, mais tout d’un coup il avait le droit de tout faire. Nous on était impressionné, on lui a demandé comment il avait fait pour prendre deux ans d’un coup. Il a dit c’est très simple, dans la campagne en Turquie tu fais un procès à tes parents comme quoi ils t’ont déclaré deux ans après ta naissance. Les parents acceptent et ils te changent tes papiers avec la nouvelle date de naissance.
Les Turcs faisaient tous ça à Lyon, à l’époque. Les parents les envoyaient se faire changer la date comme ça ils pouvaient se mettre à bosser à l’usine. Ils leur ramenaient une femme de Turquie et les mariaient aussitôt, comme ça ils avaient tout le rêve d’un coup, une vie toute tracée. Le problème c’est qu’Akam, lui, n’a pas voulu se marier, ni travailler à l’usine. Il traînait avec nous, on faisait des tas de conneries ensemble, mais lui il était différent, c’était un génie, un meneur. Il était libre, il allait plus loin que nous tous réunis. J’aimerais vraiment savoir ce qu’il est devenu. Un type comme lui, ça ne s’oublie pas.
Je vais donc me mettre en quête d’Hakan… Si quelqu’un venait à lire ce témoignage, et avait des pistes…