Les ricochets
Je fais du sport tous les jours. Pratique essentielle à mon équilibre. Pratique spirituelle aussi. Je ne suis pas un adepte de la méditation immobile. Je préfère me concentrer sur ma respiration : en marchant, courant, pédalant, nageant. Je pense que la spiritualité commence par une activité sportive. La nage est mon activité quotidienne. Ce qui ne m’empêche pas de pratiquer d’autres sports le week-end. Des randonnées, des raids.
Dimanche 24 juillet 2011. Le vent souffle depuis plusieurs jours sur Marseille. Le début d’été le plus mauvais que je n’ai jamais vu. Ou ma mémoire me fait défaut. Mais cette année, le mois de mai fut particulièrement beau et chaud. Comme si un esprit maléfique avait inversé ces deux mois du calendrier.
J’habite à côté de la plage de la Vieille Chapelle. Quand il y a des vagues, on est condamné à barboter dans le jardin d’enfant, limité par des bouées à quelques dizaines de mètres du rivage. Au-delà, les planches à voile et autres kite surfs sont les rois. Gare au nageur qui s’y aventure ! Il risque de se retrouver assommé par un coup de planche.
Je décide donc d’aller plus au sud.
Je prends mon vélo. A Marseille, je ne me déplace qu’en vélo. Je ne supporte pas la voiture. En ville, l’automobiliste n’est pas un homme libre, il est prisonnier de sa cage de fer. Je préfère la liberté du plein air.
Direction Saména. Première calanque après la ville. Le petit col du Mont-Rose marque la frontière entre la cité et les calanques.
Il est près de 18 heures. J’ai travaillé toute la journée sur mon ordinateur, plongé dans la rédaction de pages sur le bouddhisme et le Tibet. Plonger dans la mer purifie le cerveau et l’esprit. Et aussi le corps.
Dans la calanque, c’est plus calme qu’hier. Mieux abrité, car aujourd’hui c’est le mistral qui souffle, et ce vent est plus au nord. En revanche, au large, c’est bien plus agité qu’hier.
J’adore nager dans les vagues. L’eau est fraîche. C’est un peu dommage. Un peu plus au large, à la sortie de la calanque, la mer est plus chaude. Je dois bien gagner un degré. C’est toujours appréciable.
Je nage jusqu’à la bouée, au large… comme d’habitude… Ces bouées marquent le long du littoral la limite des 300 mètres (bien qu’elle soit plus proche des 400 mètres).
Puis je reviens. Je suis un peu secoué pars les remous, à l’entrée de la calanque. C’est étrange elle paraît plus étroite au retour.
Je nage alors plutôt la brasse afin de mieux maîtriser mon cap et éviter les rochers.
Je suis alors dans la calanque. C’est plus abrité. Et je vois une personne vêtue d’orange sur un rocher, qui se met à l’eau. Je m’étonne qu’on s’y jette depuis ces rochers, car cet accès est plus dangereux que la petite plage au fond de la calanque. Pas vraiment pour se mettre à l’eau, mais pour en sortir. Une pensée me vient subitement à l’esprit : ne serait-ce pas une personne qui est tombée à l’eau, ne devrais-je pas la secourir ? Puis je me rends compte que la couleur orange est celle de la combinaison, et je vois des palmes. C’est un plongeur.
Il nage vers moi et me dit : ça va, tout va bien ?
Je réponds, un peu étonné qu’on me pose cette question, tout en appréciant son attention : oui, pourquoi ?
Il me raconte qu’on avait appelé les secours. Et c’est alors que je vois derrière moi le bateau du sauvetage en mer (c’est assez impressionnant quand il y a des vagues). J’apprendrai plus tard qu’il s’appelle La Bonne Mère. Et des pompiers sur les rochers : il y avait un camion et deux voitures de pompiers, dont une ambulance, sur le petit parking de la calanque. J’étais gêné… de voir tous ces moyens déployés… étrange sensation… comme si j’étais victime d’un accident que je n’ai pas eu… Gêné car je n’aime pas le gaspillage de l’argent public. Et toute forme de gaspillage.
En fait, ce qui m’impressionnait c’était plutôt le bateau : je n’aurais pas été à l’aise si je l’avais croisé plus tôt, à 300 mètres de la côté. . Ce que je crains, ce ne sont pas les vagues, ni l’eau froide, mais les bateaux, ou les jet-skis. Et plus les vagues sont importantes, moins on a de visibilité en nageant le crawl, ce qui est plus agréable que nager la brasse dans ces conditions… Par prudence, je nageais plutôt la brasse au large. Afin de mieux surveiller la présence d’un éventuel prédateur à moteur. Plus les vagues sont grosses, plus on se sent vulnérable. Et le pilote ne doit pas s’imaginer, à mon avis, l’angoisse du baigneur. Si je vois un tel bateau se pointer vers moi, j’aurais pu me sentir mal à l’aise : le pilote me voit-il ? dois-je plonger pour l’éviter ?
Je sors de l’eau. Plutôt gêné de voir autant de personnes déplacées. Un ami me racontait que l’été dernier, les secours s’étaient déplacés pour deux ou trois baigneurs qui n’arrivaient pas à remonter sur les rochers du Mont Rose. Effectivement, avec la houle, cela peut se révéler impossible. Surtout pour celui qui ne connait pas le rocher (car il y en a un) qui permet de remonter plus facilement. Appeler les secours pour cela ? J’étais assez étonné quand on me raconta l’histoire. Mais pourquoi n’ont-ils pas nagé jusqu’au port de la Madrague qui se trouve à quelques encablures de là ? Me revient aussi à l’esprit un hélicoptère qui se déplace parce qu’une femme s’est tordu la cheville sur un chemin des calanques : elle portait des talons hauts. Et je me retrouve involontairement parmi ces irresponsables ?
Je peux paraître irresponsable, imprudent, à certains, ceux là même, comme la plupart des gens, qui ne nagent pas mais barbotent dans la mer. Je connais quand même mes limites : je suis entraîné, l’été (en tout cas l’été dernier, quand il faisait beau), je nage un mille chaque jour, et l’hiver, je nage plus de 300 mètres dans une eau qui peut descendre jusqu’à 10 degrés… Je pense quand même être plutôt un bon nageur. Et la montagne, je la connais. Je fais partie du Club alpin. Je sais ce que c’est la sécurité, la prudence. Je suis plutôt courageux mais pas téméraire. Plutôt prudent. Mais la prudence est relative. Et je sais qu’un accident est vite arrivé. Et qu’il arrive parfois au moment où le danger n’est pas là. Et une noyade, c’est rare. Donc on en parle davantage. Alors qu’un accident de la route, c’est plus banal.
Je fais part au pompier responsable de l’opération que je suis désolé de voir ces moyens d’intervention pour moi. Je suis quand même saisi, très légèrement certes, par le froid (l’hiver, c’est pire, quand je sors de l’eau, j’ai comme si ma bouche était légèrement gelé, et c’est alors parfois un peu difficile d’articuler correctement).
Il me répond alors qu’il vaut mieux se déplacer pour rien que de trouver un homme noyé, comme c’est arrivé sur les plages du Prado ce mois de juillet. Une personne est partie nager relativement loin. Au bout d’un certain temps, son ami qui lui était resté sur la plage a alerté les secours. Trop tard. Les secouristes rappellent que dans un tel cas, l’alerte doit être donnée rapidement. Le temps est précieux. La personne ou les personnes qui ont alerté les secours avaient peut-être lu l’article paru dans le journal local. Je m’étais renseigné peu de temps après pour connaître les raisons de cette noyade. Il était épileptique et il est mort d’une crise d’épilepsie en nageant. Je me suis alors dit : je ne suis pas épileptique. Donc ce danger ne me concerne pas. Même si un malaise peut arriver à tout le monde. Et un malaise dans l’eau ne pardonne pas.
Je devais paraître coupable, et gêné aussi, car la prochaine fois que je me baigne par une mer un peu agitée, je ne pourrais m’empêcher d’imaginer les secours arriver.
Il me dit : « ce n’est pas un problème, il n’est quand même pas défendu de nager, même par ce temps. Et pensez que c’est réconfortant de constater qu’il y a encore des gens qui s’inquiètent pour les autres et ne demeurent pas indifférents. » Je me sèche, m’habille, remonte de la plage. J’interroge un groupe de personnes : « c’est vous qui avez appelé les secours ? »
« Non. On vous reconnait : vous venez souvent et vous nagez loin. On vous a vu partir puis revenir, sans voir de difficulté apparente. On ne comprend pas pourquoi les secours ont été alertés ».
C’est vrai que l’ambiance est un peu sauvage. La côte rocheuse. Les vagues se jettent sur les rochers avec violence. On peut s’imaginer facilement que des courants emportent le nageur ou des vagues déferlantes le propulse contre le rocher… Cependant, cette calanque est sans danger. Où commence l’imprudence ? Celui qui connait ses capacités. Ou bien c’est le spectateur en fonction de ses propres jugements. Je n’irais pas me baigner dans une mer déchainée. Il faut être fou pour faire ça. Mais est-ce vraiment une folie ? De même, on ne devrait pas se baigner l’hiver ? J’ai fait involontairement déplacer les pompiers pour rien. Je les admire quand ils s’occupent des personnes en difficulté. Je plains les victimes. J’éprouve volontiers de la compassion pour les plus faibles. Mais je n’ai jamais eu envie de passer pour une victime.
Le vendredi précédent, je recevais un appel de l’établissement français du sang qui me demandait de faire un don de plaquettes. Ils sont en manque. Ils sont toujours en manque. Surtout l’été. Je leur ai répondu que je comptais partir en vacances, et je les contacterai alors à mon retour. J’essaie tant bien que mal d’y aller quatre fois par an. Pour m’inciter à y aller, je m’imagine que le fait de donner son sang contribue à éviter la maladie ou l’accident. Mieux vaut être donneur que receveur ! Un brin de superstition pour m’encourager à donner. En revenant chez moi, je décide de les contacter lundi pour un don de plaquettes. Puisque j’ai fait déplacer les pompiers pour rien, je vais faire un petit geste pour contribuer, modestement, à sauver une vie. Je me considère un peu comme un nanti. Quand on est en bonne santé, on possède un bien sacré. C’est une forme de richesse. Et je pense qu’il est normal que les riches donnent un peu de leur richesse aux pauvres. Que ceux qui sont en bonne santé peuvent donner un peu non de leur capital santé, mais de leur temps aux plus souffrants. Et ce lundi, je n’irai pas à Saména. Il est en effet recommandé de ne pas faire de sport (en tout cas violent) après un don de sang. Et donner, ça fatigue quand même un peu.
Je passe un entretien avec un médecin. Une femme que je ne connais pas. Elle est certainement là pour un remplacement estival. Je lui raconte mon histoire. Elle me dit qu’elle habite à la Madrague de Montredon : à un kilomètre de là. Mais ce dimanche, elle était à Sugiton. Elle me raconte qu’elle avait renoncé à se baigner, trouvant l’eau trop froide. Avec le mistral, le vent vient de la terre dans les calanques : il y a facilement deux degrés d’écart, en moins, par rapport à la côte ouest. Puis, à propos de secours, elle me raconte qu’elle était présente le jour du drame, lorsque la falaise s’est écroulée aux Pierres tombées. Calanque qui porte bien son nom. Cette histoire, j’en ai souvent entendu parler. Depuis, le maire de Marseille, un brin poltron, a décrété l’accès au site interdit. Et dénature le site, sans vergogne, avec ses pancartes pour touristes. « Attention risque d’éboulement ». Et place des barrières. Et des fils de fer dans lesquels on se prend les pieds. Les fonctionnaires de la ville (le site de Luminy appartient à la ville) racontent qu’ils agissent pour éviter tout risque de prison pour le maire. Effectivement, au moindre pépin, la famille de la victime n’hésite pas à porter plainte. Et le propriétaire est responsable. C’est la loi.
Mais les calanques sont-ils un terrain comme un autre ? C’est un terrain dangereux. Un terrain pour montagnard. On ne va pas porter plainte contre le maire de Chamonix parce qu’une pierre est tombée de la montagne. Ou alors, les calanques doivent-elles devenir un site aseptisé, dompté ? En perdant son caractère sauvage et naturel. C’est la première fois que je rencontre un témoin du drame.
Elle venait d’arriver. Sous la falaise, un revers permet de s’abriter dessous, entre des gros blocs de pierre. Plusieurs personnes s’étaient alors mises à cet endroit. Quand elles entendent des bruits : des pierres commencent à tomber. Aussitôt, elles se lèvent, prennent leur affaires et se retirent. C’est alors qu’un homme qui était dans l’eau en sort pour rechercher ses affaires. Trop tard. La falaise s’écroule. Un bloc énorme recouvre le haut de son corps. Il est mort sur le coup.
Et je me souviens alors de François Beaune rencontré la veille, samedi et qui me racontait qu’il cherchait à recueillir des histoires vraies. Je me demandais : qu’est-ce qu’une histoire vraie ? Je n’en n’ai pas à raconter… Et le lendemain, au même endroit m’arrive une petite aventure un peu insolite…
Une anecdote. Mais c’est quand même une histoire vraie. Comme si le fait de l’évoquer la provoquait… C’est d’ailleurs ce qui me parait le plus étrange dans cette histoire. Comme si je lançais sur cette mer une pierre qui, à ma plus grande surprise, rebondit et fait trois petits ricochets inattendus. Comme ces trois jours du mois de juillet 2011.
Xavier Nègre – Texte / Text
Histoire écrite en français / Story written in French