» (…) Ariane, la vive, la tournoyante, l’ensoleillée, la géniale aux télégrammes de cent mots d’amour, tant de télégrammes pour que l’aimé en voyage sût dans une heure, sût vite combien l’aimante aimée l’aimait sans cesse, et une heure après l’envoi elle lisait le brouillon du télégramme en même temps que lui, pour être avec lui, et aussi pour savourer le bonheur de l’aimé, l’admiration de l’aimé. »
A. Cohen – Belle du seigneur
Avoir un jour treize ans à Tripoli. Fin des années soixante-dix. Antichambres d’adolescentes. Verrouillées. Cloîtrées. Jeunes femmes en devenir. Surprotégées. Papillons cachés derrière des volets clos. Il fait très chaud en ce mois d’Août tripolitain. Ecrasée par la torpeur, je rase les murs de l’ennui. A la recherche de fraicheur. A l’extérieur, le thermostat est hystérique. Il frise les cinq cent cinquante degrés Fahrenheit. L’air conditionné est en panne. Le ventilateur chasse les mouches. Je passe en revue pour la énième fois ma bibliothèque. Relire encore. Inlassablement. Résister. Avaler les lettres, les mots, les phrases écrites par d’autres. Rêver. Se prendre pour Alice Détective ou Claude Dorsel du Club des cinq. Se mettre à table avec les bijoux de la Castafiore sur les genoux. S’évader d’une réalité annonciatrice des malheurs futurs. N’écouter que d’une oreille distraite la conversation des grands. Tenter de les croire. Il ne durera pas. Où sont donc passés Néron, Mussolini et Hitler ? Tous engloutis par les flammes de l’enfer à la fourche impitoyable. Il y a aussi les chuchotements. Les exécutions arbitraires et publiques. Sous l’indifférence internationale. La Libye n’est pas encore une pathétique starlette du terrorisme. Personne n’écrira sur nous. L’ensevelissement a commencé. Notre enterrement en cours de remplissage. Il faudra les premiers actes sanglants. Le sésame pour l’oubli. Un peuple assassiné aux pupilles dilatées. A la bouche cousue au fil de fer incassable. Il va rester. Quarante deux ans. Tuer. Détruire. Broyer. Consumer. Les vieux sages partiront les uns après les autres. Les jeunes grandiront sans savoir qu’il existe un ailleurs libre et digne. Je partirai de l’autre côté de cette méditerranée pirate. Crapule. Essayer d’oublier cet amour d’enfance. Un homme. Le fils de l’éboueur. Un Roméo arabe. Il passait sous mes fenêtres. A une heure précise. Juliette. Une main complice. Le langage des signes. Ce sera tout. Il ne me touchera qu’avec ses yeux. Je ne l’approcherai jamais au-delà du grand portail gris en fer forgé. Je suis la jeune nantie qui habite la grande maison. Les rendez-vous se succèdent. Je l’attends fébrile et impatiente. Il est fidèle. Je n’entendrai jamais le timbre de sa voix. C’est une liaison silencieuse. Secrète. Une maladie d’amour qui court, chante, crie et pleure en désordre. Naïveté et rêveries dans un Tripoli aux sables mouvants. Le téléphone sonne. Conversations interminables de filles en mal de liberté. Chrysalides destinées à des hommes programmés. Le qu’en dira-t-on aberrant. Responsable schizophrénique et névrosé. Métamorphose d’une population entière en James B. 007 sans vodka-martini secouée. Un jour. Une dénonciation téléphonique. Maudit réseau de communication. Pourtant souvent en panne. Comme le cerveau des délateurs frustrés et vides.
J’entends la voix de ma mère. Elle nie l’accusation. Ma Juliette n’aime que ses livres. Elle ne peut pas avoir fait ça. Le ça. Du rien. La honte des choses simples de la vie. Instincts. Cœurs d’artichauts. Volages sans consommation. Fantasmes dans les nuits sans lune de nos vies mortellement ennuyeuses. Et les escaliers sombres et sales d’un commissariat de quartier. J’attends seule terrorisée dans une pièce. L’interrogatoire. J’imagine un centre de torture à proximité. Lui. Je l’ai vu en arrivant. Assis par terre menotté au regard interrogateur. Comme un pauvre chiffonnier. Le fils du ramasseur de mes ordures. Trente six ans plus tard. Je suis guérie de mon Alzheimer. J’écris. Je ne l’ai jamais oublié. Au-delà de ces mers de chagrins, de disparitions et de larmes. Peut-être suis-je née sous une étoile intolérante aux injustices. J’ai cligné un œil de résistante qui dit : je ne te trahirai pas. Je crois qu’il m’a crue. Je ne le reverrai plus. Je l’ai aimé comme on aime dans les fictions. D’un amour platonique et absolu. Un peu kitsch. Romantique. Solitaire à la Rousseau. De l’extase à l’horreur à la Baudelaire. Albatros aux ailes de géant. Déployées, je m’en irai vers d’autres tempêtes. Exils effroyables. Mémoires de vies fripouilles. Etranglées dans ces sanglots aux secousses inexorables.
Tahani Khalil Ghemati – Beyrouth – Texte / Text
Histoire écrite en français / Story written in French