Lorsque j’étais adolescent, j’avais les pires ennuis avec ma dentition et les tortures subies chez les arracheurs de dents m’ont définitivement fâché avec cette corporation. Tous les moyens étaient bons pour échapper à la roulette ! Mes parents avaient toutes les difficultés du monde à m’emmener chez un praticien, je cachais si bien mon mal « dedans »…
Un beau jour, j’ai quand même fait une exception, ma rage de dents ayant réussi à me convaincre d’aller consulter un dentiste. La douleur était devenue insupportable. J’arrive dans la salle d’attente d’un vieux briscard, l’un des premiers médecins de Mostaganem après l’indépendance du pays. Problème : il était généraliste… Il y a déjà une dizaine de personnes avant moi. Une sorte d’appariteur, vêtu d’une blouse blanche, surgit tel un démon de la salle voisine :
– Montrez-moi où vous avez mal !
Moi qui croyais qu’on allait passer un par un dans le cabinet, je me retrouve debout, aligné avec le troupeau. Tout le monde ouvre la bouche alors que le dentiste n’est même pas dans la salle ! Un dentiste, pourquoi faire ? C’est l’appariteur qui remplace le praticien absent ! Il trimballe une seringue, une seule, et pique chacun des patients, comme à la parade ! Il est en train d’anesthésier tout le monde d’office.
Le voyant arriver à ma hauteur, j’ouvre de biais ma bouche pour lui jurer que j’accompagne le gars à ma gauche ! Ce dernier veut protester mais le docteur Frankenstein me lâche à regret pour le piquer comme un scorpion pique sa proie ! Le fou furieux nous demande de patienter, le temps d’aller chercher une tenaille… Il commence à enlever des dents à la volée, en fournissant à chacun du coton et un produit mystérieux censé arrêter les hémorragies qui ne manqueront pas de se déclarer.
Le temps qu’il tourne le dos, et me voilà dévalant les escaliers quatre à quatre, tout heureux d’être encore vivant ! Dans la rue, je me rends compte que j’avais complètement oublié ma douleur ; je prends la côte à rebrousse poils (je sais, on dit une pente lorsque cela descend, mais chez nous, dans le quartier, on appelle ça « la côte », dans les deux sens !) et je rejoins les potes pour leur raconter ma mésaventure !
J’ai radié le mot « dentiste » de mon vocabulaire jusqu’au jour où mon pote Djelloul (paix à son âme) a réussi à m’amadouer, en me demandant de venir visiter son cabinet. Il venait juste de s’installer à son compte, après quatre années d’études, deux ans de service national, cinq ans de service civil et trois ans de galère ! Il n’aura pas beaucoup à bosser avant de prendre sa retraite…
On a fait un deal : il peut me tripoter les dents, mais si j’ai mal, on annule notre contrat d’amitié ! Tout s’est finalement bien passé, mais je ne souris que sous cape lorsqu’il m’arrive encore de croiser l’appariteur tortionnaire…
Habib Amar – Texte / Text
Histoire écrite en français / Story written in French