Le National Story Project de Paul Auster, à l’origine de notre projet de collecte d’histoires vraies, est né du refus de l’auteur d’honorer une commande. La NPR, la radio nationale américaine, lui proposait de raconter tous les mois des histoires au micro. Lui avait assez de travail comme ça, mais sa femme, Siri Husveldt, lui suggéra ceci : Tu n’as pas besoin d’écrire les récits toi-même. Mets les gens à la tâche, qu’ils écrivent leurs propres histoires. Qu’ils te les envoient, et ensuite tu liras les meilleures à la radio. Si assez de gens participent, cela pourra donner quelque chose d’extraordinaire.
Par la suite, Paul Auster a expliqué dans un entretien sur la radio, afin de lancer l’appel à contributions, le genre d’histoires qu’il cherchait : Celles-ci devraient être vraies, elles devraient être brèves, mais il n’y aurait aucune restriction quant aux sujets ni au style. Ce qui m’intéressait le plus, ai-je précisé, c’était des histoires non conformes à ce que nous attendons de l’existence, des anecdotes révélatrices des forces mystérieuses et ignorées qui agissent dans nos vies, dans nos histoires de famille, dans nos esprits et nos corps, dans nos âmes. En d’autres termes, des histoires aux allures de fiction. J’envisageais de grandes choses et de petites choses, des sujets tragiques et des sujets comiques, n’importe quelle expérience paraissant assez importante pour être mise sur papier. S’ils n’avaient jamais écrit un récit, ils ne devaient pas s’en inquiéter, leur ai-je dit. Tout le monde connaît quelques bonnes histoires, et si les participants étaient assez nombreux, nous allions inévitablement découvrir des choses surprenantes sur nous-mêmes et les uns sur les autres. L’esprit du Project était tout à fait démocratique. Les contributions de tous les auditeurs seraient les bienvenues, et je promettais de lire chacun des récits qui nous parviendraient. Les gens allaient explorer leurs vies et leurs expériences personnelles, mais en même temps ils s’associeraient à un effort collectif, à quelque chose de plus vaste que chacun d’eux. Avec leur aide, ai-je dit, j’espérais constituer des archives véridiques, un musée de la réalité américaine.
Notre collecte d’histoires vraies autour de la Méditerranée reprend mot pour mot le projet d’Auster et ses exigences :
Travailler de façon collective, faire feu de tout bois, aller à la rencontre des gens afin de glaner un maximum de matière première. C’est dans la quantité que nous aurons la qualité.
Faire une œuvre démocratique, qui s’écrit à mille mains, avec l’aide d’artistes, d’écrivains, journalistes, qui se mettent au service des individus-citoyens de la Méditerranée pour tenter de retranscrire leur réalité.
Quant à la définition même du terme histoire vraie, des histoires non conformes à ce que nous attendons de l’existence, des anecdotes révélatrices, des histoires vraies qui auraient des allures de fiction, et enfin n’importe quelle expérience paraissant assez importante pour être mise sur papier, il n’y a simplement rien à changer.
Quinze ans après le projet de Paul Auster, une dimension que nous pouvons ajouter est liée à l’essor de l’internet. Cette fois les gens des treize pays concernés pourront non seulement déposer leurs textes sur le site / boîte aux lettres / bibliothèque, mais aussi des sons et des vidéos de leurs histoires, dans toutes les langues des différents pays. Une première histoire en berbère a par exemple été postée avant-hier, et une en grec (moderne) hier.
Nous sommes par ailleurs en train de mettre en place un réseau de collecte avec les universités, les lycées, les associations, les lieux culturels afin d’aller sur le terrain, de nous déplacer à la rencontre des gens qui n’ont pas forcément la possibilité d’écrire leurs histoires, ou l’accès à internet, ou tout simplement l’accès à la connaissance du projet.
Toute l’année 2012, je ferai le tour des treize pays à la fois pour collecter des histoires au micro mais surtout pour expliquer le projet et trouver des partenaires, des relais à la collecte: enseignants qui vont faire travailler leurs étudiants sur le projet, directeurs d’association qui mobiliseront certains groupes pour la collecte, membres de réseaux sociaux, militants du web, etc. qui voudront à la fois collecter et relayer l’information, artistes en tous genres qui travailleront sur cette matière première en 2013. J’en appelle donc à toutes les bonnes volontés: plus on sera nombreux à collecter, plus la bibliothèque sera riche et belle. En un an, Paul Auster a reçu plus de 4000 textes. Au cours de l’année 2012, espérons nous aussi une mobilisation et une participation importante au projet.
L’Anthologie composée par Auster, intitulée True Tales of American Life (ou dans la traduction française chez Actes Sud Je pensais que mon père était Dieu et autres récits de la réalité américaine), est un portrait passionnant des Etats-Unis à la fin du XXe siècle, un vrai réservoir de matière première pour les historiens à venir. De la micro-histoire, au sens de Carlo Ginzburg, incarnée par la parole des gens qui apportent chacun leur pierre à l’édifice. Nous souhaitons de la même manière contribuer aux sciences humaines et donner toutes les histoires pêle-mêle au Mucem, le nouveau Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée de Marseille, à la fin du projet.
Auster souligne enfin que le projet a aussi permis aux gens de se faire entendre, d’exprimer ce qui se trouve en eux. On n’a peut-être pas tous un roman à écrire, comme disait mon grand-père, mais on a bien tous une histoire vraie à raconter. Et cela fait non seulement du bien mais c’est parfois essentiel de pouvoir la partager.
Ce livre a été écrit par des gens de tous âges et de tous milieux, insiste Paul Auster. (…) Les auteurs sont pour moitié des hommes et pour moitié des femmes. Ils vivent dans des villes, dans des faubourgs, dans des campagnes, et sont originaires de 42 états différents. En faisant mon choix, je n’ai pas songé un instant à l’équilibre démographique. J’ai sélectionné les histoires sur la seule base de leurs mérites : leur humanité, leur véracité, leur charme. Ainsi leur sort s’est joué, et un hasard aveugle a décidé du résultat.
Plus loin il définit ce chaos de voix et de styles contrastants, ces histoires toutes différentes, qui vont dans tous les sens, comme le cœur même du projet : la différence est le sujet de ce livre. Il contient des écrits élégants et raffinés, mais il y en a beaucoup aussi qui sont grossiers et maladroits. Une petite part seulement ressemble à ce que l’on pourrait appeler « littérature ». Il s’agit d’autre chose, de quelque chose de brut et d’essentiel (…).