Dans son roman Après-demain (éditions Chihab, 2006), Chawki Amari, à travers le personnage de Dadi, un Algérien installé depuis un moment dans la cité phocéenne et qui fait des affaires dans un bar louche, « La mouette orange », va donner quelques conseils utiles à Pedro alias Bedro alias Bedrazine, le héros du livre, avant son départ pour Alger, qu’il a quitté à vingt-deux ans.
D’abord, il s’agit d’être normal, lui dit Dadi :
Le premier mot-clé (pour vivre ou survivre à Alger) est facile. C’est du français d’ailleurs. Tu dis « normal » chaque fois qu’on te parle. Tout est normal, d’après les gens. Ce qui est arrivé, ce qui arrivera. La prédestination, le déterminisme de l’univers selon Einstein. Pour sauver les apparences aussi. Si on te demande comment ça va, tu dis « normal », même si tu es dans la merde la plus nauséabonde. Et si on sait que tu es dans la merde, tu dis encore « normal », c’est normal d’être dans la merde la plus nauséabonde à Alger la ville la plus nauséabonde. Si on te demande ce que tu fais, tu dis « normal », tu es normal, tu ne fais que des trucs normaux, même si tu égorges des chats pour vivre, c’est normal, il faut bien vivre.
Puis Dadi fait passer à Pedro une série de questions-test :
- Si je te demande ce que tu as fait hier, qu’est-ce que tu réponds ?
- Normal, dit Pedro avec un sourire.
- Normal, tu n’as rien fait de spécial. Et même si tu as fait quelque chose de spécial, comme violer une mère de famille avec un club de golf ?
- Normal. C’est normal de violer une mère de famille avec un club de golf.
- A Alger.
- A Alger.
- C’est tout, conclut Dadi en levant son verre, la norme c’est la normalité. Et ce qui est hors norme est en lui-même normal, vu les conditions.
- Conditions qui sont elles-mêmes normales, vu ce qui est arrivé. Ça devait normalement arriver.
- Exact. Tu as tout compris.
Puis Dadi et Pedro trinquent à ces bonnes paroles de sagesse marseillo-algéroises :
- Santé !
- Santé et carte vitale. On ne sait jamais, lui répond Dadi.
Mais Dadi n’a pas fini son développement. La normalité n’est pas suffisante pour passer inaperçu dans ce pays meurtri. Il y a un autre mot-clé, qui vient de l’arabe : Chouf n’ta, et permet lui de se rendre tout à fait invisible.
Chouf n’ta, explique Dadi, ça veut dire « c’est toi qui vois ». Tu peux utiliser cette phrase dans n’importe quelle situation. C’est toi qui vois, tu ne te mouilles jamais. Tu n’es rien, tu n’es qu’un miroir sur lequel les autres vont ricocher et se réfléchir. Neutre, incolore. Quand quelqu’un te parle, c’est à lui-même qu’il parle. Tu lui renvoies sa propre image. Celle de la société, du moins l’image de la société telle qu’elle lui est renvoyée pour tout le monde. En Algérie, tout le monde parle comme ça, répond par des questions aux questions, chacun est une surface hautement réfléchissante. Résultat, trente millions de miroirs et la vérité qui rebondit, de l’un à l’autre, indéfiniment, sans jamais atteindre sa cible. C’est le pays des questions, les réponses n’existent pas. Chouf n’ta, c’est toi qui vois, c’est toi qui sais, je ne suis là que pour que tu puisses te voir.