Je retombe sur de vieilles notes d’un article sur la pensée d’Hannah Arendt, à l’époque où il me restait encore quelques neurones entre les oreilles. Pour Arendt, écrivait le journaliste dont j’ai oublié le nom, Hitler, Staline, ont déclaré la superficialité de la vie humaine : certains individus ou groupes sont superflus et doivent être détruits.
Hannah Arendt, toujours selon le journaliste, est habitée par la démocratie grecque et par l’image du forum, de la place publique où le citoyen pouvait apparaître et raconter ses exploits. Pour elle, le grand courage consiste à ce que chacun parle de ce qu’il a vécu d’exceptionnel pour inciter les autres, et la politique, à aller dans le sens du dépassement de soi pour résister à la barbarie :
Je suis contre, écrit-elle, je suis singulier, il n’y a que moi… mais je raconte mes désirs et je les partage avec les autres.
N’a-t-on pas là, résumé, le fond de ce projet de collecte d’histoires vraies? Cette dernière phrase ne ferait-elle pas une très belle exergue ? L’énergie de cette aventure est fondée sur une double nécessité : nécessité de raconter nos désirs vécus, de partager nos instants gravés, quand la vie s’est révélée ; nécessité d’écouter les désirs des autres, de prendre le temps de se rendre compte que les histoires des gens de ces treize pays sont notre histoire. Dire je, dire que ma vie n’est pas rien, que toutes les vies méritent d’être prises en compte est la seule exigence impérieuse.
Une masse de gens ne fait pas société : les histoires individuelles de cette masse font société. De l’invention tout à fait réelle du personnage de Bouazizi en jeune diplômé sans emploi (archétype de l’homme floué, humilié, que l’on retrouve aujourd’hui dans les manifestations de diplômés sans emploi, dont celle récente de Taza), à l’histoire ordinaire du chat égaré, toutes ces paroles font sens et s’additionnent pour proposer des désirs de sujets sur le monde.