– Si j’étais d’âge à me marier, dit la mère de Sally Mara à son grand frère (dans Les œuvres complètes de Sally Mara, de Raymond Queneau), ce n’est pas toi que je choisirais.
– Ah ! Et pourquoi ça ? demande le frère.
– Tu bois trop.
– Et papa ne buvait pas, lui ?
– Normalement. Jamais plus de huit cuites par semaine. Tandis que toi, tu n’arrêtes pas. En tant que mère, ça n’est pas désagréable, mais en tant qu’épouse, ça me déplairait.
Voilà un point de vue tout à fait irlandais sur la vie de couple. Mais qu’en est-il de l’Espagne ?
Jésus, un ami architecte, donc un peu charpentier, me disait aujourd’hui que la crise espagnole affecte les grosses dépenses, du genre voiture, cuisines équipées, mais que les gens n’ont pas cessé de sortir boire des canons, qu’au moins il nous reste ça, se disent-ils, les petites dépenses de confort. Au lieu de partir trois semaines en vacances, la classe moyenne part une semaine, mais elle continue d’enquiller des Estrellas (la bière locale avec la Moritz), d’enfiler des tapas aux anchois avec quelques grands verres de Vermouth, et de fumer une bonne pipe en charentaises au club des fumeurs de pipes de la plaza Real.
Ainsi la crise est pour ainsi dire invisible ici, et chacun a l’air bien heureux de ces petits bonheurs grappillés, voire dérobés au nez et à barbe de la conjoncture.
Retournons en Irlande : quand ils avaient la pauvreté, l’église, dix enfants par semi-detached houses, il fallait bien aller au pub pour avoir la paix. Maintenant qu’ils sont riches, ils s’imaginent un avenir, a mortgage and a car and a fully equipped kitchen, et les pubs ferment.
Moralité : on ne boit pas en pensant devant soi, mais pour remplir le présent. Se projeter dans l’avenir, vouloir améliorer sa condition, faire un prêt, changer de cuisine équipée, est un processus dégrisant, tout à fait mauvais pour les bistrots. Tandis qu’accepter sagement son sort peu enviable (mais pas si pire) est une philosophie de vie bien plus compatible avec une consommation d’alcool soutenue. Una caña por favor ! donc, car oui nous sommes tous des enfants de la crise!