Très loin du mausolée d’Hô Chi Minh, au nord du pays, des minorités originaires de la Chine impériale peuplent les montagnes nourricières. Vêtus d’habits de chanvre brodé, ces paysans vivent au rythme de leurs croyances animistes depuis la nuit des temps, écrit Virginie Luc. Le reportage s’intitule Voyage au seuil d’un autre temps, il se trouve dans le Air France Magazine du mois de décembre, et les somptueuses photos sont de Ronan Guillon.
Devant moi une queue s’est tracée pour embarquer vers Barcelone. La grève de Saint-Exupéry a été brisée comme au bon vieux temps, à part que ce n’est pas l’armée mais des intérimaires qui assurent en partie le travail des grévistes. Cette fois ça va décoller, les roues dans la neige fondue, mais chacun va pouvoir vivre ses vacances évasives ou rentrer voir la grand-mère.
Je monte à bord d’un vieux train et laisse derrière moi les façades ocres des immeubles officiels et les vestiges de l’époque coloniale. (…) J’observe la nuit qui remonte le cours du Song Hong, allongée sur la couchette de bois (…) et enfin je découvre les peuples de la montagne : noblesse, allure altière et libre, ces paysans, fiers nomades, sont des seigneurs. Où vont-ils ainsi ? Au marché (…)
Alors Virginie Luc se dit qu’elle va les suivre : Je prends part à la ronde des couleurs, des odeurs, des sourires pleins de pudeur (…) Les plus chanceux regagnent les terres arables (…) les autres s’en retournent au cœur de la forêt.
Avant de me décider à feuilleter Air France Magazine, c’est-à-dire le gratuit de la porte 24 D du terminal 2, je m’étais arrêté devant le choix de magazines pour hommes (je passe les magazines pour femmes, dont le leitmotiv est la confiance en soi avec Zabou Breitman en fer de lance) : Entrevue, Men’s health, Choc. Quel rapport y a-t-il, me dis-je, entre le délire esthétisant de Virginie Luc et les fantasmes d’alligators croquant un Australien, une bagnole de course privée hors de prix ou les seins dévoilés d’une présentatrice ? Le Vietnam que nous vend Air France Mag, peut-être à cause d’une nouvelle ligne Lyon–Saïgon, n’est-il pas aussi irréel qu’une émission de téléréalité ?
Dans sa maison de bois de lilas, une femme thaï cuisine riz et pousses de bambou (…) Le soleil est moite. Depuis des millénaires, la vie des minorités est arrachée aux versants des collines, elle se maintient sous les braises du feu de bois vert.
Y a-t-il histoire plus fausse, arrangement plus grand avec la réalité qu’un reportage destiné à des touristes ? Pourtant tous les journaux sérieux, qui se targuent d’être objectifs, ont des pages Tourisme qu’ils rédigent eux-mêmes, sortes de pubs déguisées en journalisme, avec des noms d’agaves à la place des pays… Ce tissu, ou plutôt cette nappe en plastique de mensonges, cache la table branlante.
Au final, Virginie Luc (oh, quel beau paysage ! tu devrais faire une photo, Ronan !) finit par rencontrer Ly, un brave indigène qui doit parler un peu français et qui lui explique, en citant Hô Chi Minh, que le plus important, c’est l’école pour les enfants : « les nouveaux ennemis sont la famine et l’analphabétisme ».
Mais la vue de Virginie est brouillée par les vapeurs de la maison de bois, puis elle est éblouie, ce qui fait qu’elle n’a pas bien la ressource pour développer cette piste. Elle décide plutôt d’aller voir les femmes qui pêchent la crevette :
Une femme jette sa nasse et se penche au-dessus de l’eau, son corps maintenu par une tige de roseau. Dans cet instant saturé de beauté, aussi ténu que vaste, le temps n’en finit pas de s’accomplir, de s’achever. J’éprouve une étrange certitude (et ce sera la conclusion sans se mouiller du reportage), le sentiment de l’existence dans sa simplicité première.