Histoires vraies de Haute-Provence

Les noix de Grenoble, par Jacques

18 octobre 2020

Temps de lecture : 6 minutes

Je vais raconter une histoire qui est absolument vraie. Elle est un peu particulière, vous allez le constater. Et je vais le dire tout de suite, je suis un repris de justice.

J’ai fait mon service militaire, 27 mois, puisque je suis d’une classe très vieille : 1959. À l’époque, je ne voulais plus travailler pour quelqu’un d’autre et n’ayant aucun diplôme… même pas le certificat d’étude, quoi faire ? Alors, je me suis dit, je vais me mettre sur les marchés parisiens. L’histoire se passe à Paris, mais je peux vous dire qu’elle se passerait très bien à Marseille. Je me mets sur les marchés parisiens et j’arrive à avoir une patente… Les marchés c’était plutôt le nord-est, Pantin, la Courneuve…

Des noix de Grenoble

Le matin à 4 heures, j’allais aux Halles de Paris qui étaient à l’époque au centre de Paris. Je ramassais mes légumes que je mettais dans une espèce de vieille voiture que j’avais un peu bricolée et je les mettais sur mon étal et je vendais mes fruits et légumes. Et un jour, j’achète des noix. Je fais un tas et j’ai mis sur l’ardoise : « Noix de Grenoble ». Je ne me rappelle plus le prix… 250 F le kilo ? J’en ai vendu à peu près 500 grammes. Et, je vois arriver la Gestapo, quand je dis la Gestapo, ce sont deux flics, la police : « Montrez-moi votre facture de noix. » Je sors la facture, il y avait marqué noix. Ils disent :

– Pourquoi « Noix de Grenoble » ?
– Oh, j’en ai entendu parler vous savez. Ça fait deux mois que je fais ce métier, je sors du service.
– Monsieur, c’est une appellation contrôlée. Vous êtes donc accusé de fraude sur appellation contrôlée et vous êtes convoqué, cet après-midi, quai des Orfèvres.

J’y vais l’après-midi, tremblotant, j’avais 21, 22 ans. Et on me dit que la fraude sur appellation contrôlée, c’est passible de… à l’époque, 500 000 francs d’amende et cinq ans de prison. Je décide alors de quitter ce métier complètement idiot, à la noix – c’est le cas de le dire ! Et je vais travailler comme petit employé dessinateur, dans une société qui faisait des appareils de chauffage. Quelques mois après, je suis convoqué à la Xe chambre correctionnelle de Paris. Alors, j’en parle à mon patron qui me dit : « Qu’est-ce que pense votre avocat ? » Ce dernier me dit : « Vous vous habillez correctement. Vous en faites pas plus. Ils vous donneront pas la Légion d’honneur sur ce coup, mais très honnêtement… »

Une affiche publicitaire pour le vin Postillon, 1950.

Bien, j’y vais. J’arrive dans une salle. On devait être 250 à 300 pour la même raison, fraude sur appellation contrôlée. J’attends 2, 3 heures et mon tour arrive. Je passe derrière une femme qui avait depuis 40 ans une épicerie buvette. Il y avait une épicerie, et il y avait un espèce de p’tit comptoir où elle vendait quelques vins. Les gars, ils venaient pochtronner. Et ça faisait 40 ans qu’elle vendait du Postillon. Le Postillon, c’est un vin comme le Kiravi, un vin très simple. Elle vendait ça comme du Châteauneuf-du-Pape. Cela faisait 40 ans qu’elle le faisait et elle a été condamnée à 50 000 F d’amende et 10 000 F de dommages et intérêts. J’me dis « Quarante ans, quarante ans… Moi c’est deux mois… elle vend du postillon au litre, moi j’ai vendu 250 g de noix… » Effectivement, j’aurais pas la légion d’honneur. J’arrive, et j’ai été condamné à 50 000 F d’amende et 10 000 F de dommages et intérêts. C’est ça le tarif.

À l’époque l’amende, ça représentait trois ou quatre ans de salaire. Vous sortez de là, vous êtes abasourdi. Je revois l’avocat qui me dit : « C’est un peu curieux quand même, écoutez, il faut faire appel. » Alors là, j’étais condamné.

C’est pour ça que je vous dis que je suis un repris de justice. C’est quand même une condamnation. Je fais appel et, quelques mois après, je suis convoqué à la Xe cour d’appel de Paris, où là je dois reconnaître, j’étais le seul qui n’avait pas les menottes. Mon avocat était là. Alors, il n’y a pas grand monde dans ces cas-là, mais les mecs étaient quand même menottés à côté. Moi je pensais à mes noix. Normalement, dans les interpellations sur appellation contrôlée, il y a un avocat qui est payé par l’association des appellations contrôlées qui vient. Il n’était pas là. Le président dit : « Maître machin est pas là. Bon, écoutez : qu’est-ce que vous en pensez ? » Mon avocat dit : « Ouais ce p’tit jeune qui sort de l’armée, 200, 250 g… », enfin, il fait son numéro. Moi, j’étais pénard. L’autre avocat est pas là… facile, c’est facile. Après son numéro, mon avocat s’en va, certainement parce qu’il avait autre chose de plus sérieux à régler. Le président dit alors : « On va rendre notre jugement. »

Et à ce moment-là arrive l’avocat des appellations contrôlées. Le président l’engueule, lui raconte les choses. Le type répond : « Oui, oui, je comprends, oui, oui, je comprends… Mais il faut faire un exemple. »

Alors, à ce moment-là, j’étais reparti sous la table. Et cette phrase, je l’ai dans la tête, toute ma vie je l’aurai. Le président se tourne vers le procureur et lui dit : « Maître, qu’en pensez-vous ? » Et le procureur dit : « Je peux quand même pas demander sa tête ! »

À l’époque, y’avait la peine de mort, hein, quand même. Et, j’ai été condamné à 10 000 F d’amende avec sursis et un franc de dommages et intérêts.

Alors l’histoire pourrait s’arrêter là. C’est pour ça que je vous dis que je suis condamné. J’ai un casier judiciaire. C’est la première étape. Je vais vous raconter quand même la deuxième étape, comment ça s’est terminé. Vous allez voir le sujet philosophique, ce que 250 g de noix peuvent provoquer et je bénis, je ne crois pas en Dieu, mais j’ai bien fait d’acheter ces fameuses noix et de les appeler Grenoble.

Je suis sorti abasourdi, parce que quand vous êtes condamné les dépenses sont à votre charge et être condamné, c’est lourd quand même. C’est très lourd, même. Cela représentait beaucoup de mois de salaire. J’ai trouvé que le jugement était inique. J’ai donc quitté la France. Je suis parti et j’ai émigré au Maroc. J’ai trouvé du travail, dans une société, comme petit vendeur de matériel de froid. Je me suis marié. J’ai eu mes filles au Maroc. Un jour, mon beau-frère me dit : « Jacques, si on se mettait à la chasse ? » Je lui dis : « Oui, ok, c’est sympa. » Au Maroc il y a beaucoup de chasseurs.

Mais au Maroc, pour avoir un fusil, il faut un permis de port d’armes et pour avoir un permis de port d’armes, il faut un extrait de casier judiciaire. Ça faisait cinq ans… parce que, j’oublie quand même de vous dire que du jour où je suis arrivé au Maroc, je ne suis plus jamais retourné en France. J’imaginais que le jour ou j’allais débarquer en France à Orly, on allait me mettre les menottes pour mes 250 g de noix… je ne suis donc pas retourné en France, j’avais une espèce d’obsession, je n’y suis pas retourné.

Allez, ça fait 5 ans, j’écris à la mairie du 3e arrondissement de Paris où je suis né. Le casier est revenu vierge, parce que entre-temps, Pompidou avait été élu président ! Voilà ! Je voulais vous raconter cette histoire… je vous assure qu’elle est absolument véridique. Elle n’est ni romancée, ni améliorée, c’est exactement ce qui s’est passé.

J’ai fini directeur de la société où je suis rentré au Maroc grâce à ces 250 g de noix. Moi qui n’ai pas été plus loin que la cinquième, j’ai rien du tout. J’ai terminé grâce à ses 250 g de noix directeur de la société, où il y avait à peu près 250 personnes. J’ai quitté le Maroc et je suis devenu le directeur commercial d’une énorme société que vous connaissez peut-être de nom, qui s’appelle la Coface.

Mais voilà… Voyez, comme quoi, 250 g de noix… pour une connerie que j’ai faite, ont modifié totalement ma vie. Et je regrette pas d’avoir fait cette erreur !

Jacques, histoire recueillie à Cruis