La communion, par Abdeslam

18 janvier 2018

Temps de lecture : 4 minutes

Transcription de l’histoire vidéo

L’histoire s’est passée à la mi-septembre 2006, nous recevons un groupe de quatre-vingts Pieds-Noirs environ, qui reviennent pour voir les lieux de leur enfance et de jeunesse. Le groupe arrive vers dix-sept heures à l’aéroport d’Es Senia. On opère par bus de vingt personnes, avec quatre guides, un dans chaque bus. Dès qu’ils prennent place, on prend la direction de Saïda. Saïda est une ville qui se situe à 170 kilomètres au sud d’Oran, c’est le début de ce que l’on appelle les hauts plateaux.

Durant le trajet, qui dure quand même un peu plus de trois heures, les guides ont eu énormément de difficultés à détendre l’ambiance. Ces gens quand ils reviennent, ils ont beaucoup d’appréhension. Ils sont partis il y a une cinquantaine d’années, dans des conditions dramatiques, après une guerre qui a duré sept ans. Ils reviennent aussi juste après une période de terrorisme. Les médias ont bien fait leur boulot de l’autre côté de la Méditerranée, donc ils appréhendent ce retour craignant les attentats terroristes. Mais ce groupe avait aussi une troisième raison d’être tendu : à l’époque, Benoit XVI, qui vient d’être élu pape, a fait des déclarations qui ont été très mal prises par le monde musulman, parlant de violence dans l’islam. La rue musulmane a commencé à gronder. Il y a eu même des manifestations en Égypte, et bien sûr, nos intégristes ont enfourché la vague pour attiser la haine.

On arrive à Saïda, et finalement tout se passe bien, ils sont très bien accueillis par la population, à l’hôtel un comité d’accueil les attend, dont des anciens de Saïda qui viennent les saluer. Certains ont retrouvé un ami, une connaissance. On a eu comme ça une dizaine de musulmans qui était tout le temps dans le groupe. Ils vivaient avec le groupe, ils étaient à l’hôtel, participaient avec les Pieds-Noirs pour aller faire des achats, les invitaient chez eux pour le couscous et ils suivaient toutes nos activités.

Les paysages de Saïda, en Algérie. Ici, les cascades de Tifrit.

Le troisième jour nous allons visiter le vieux Saïda. On est à la mi-septembre, sur les hauts plateaux, le camarade soleil a fait son boulot durant tout l’été, Saïda est lunaire. À la sortie sud, il y a un ravin, qui s’ouvre juste en bord de route. Ce ravin est un petit paradis. Un ruisseau coule au fond et donne naissance à une verdure luxuriante, des arbres gigantesques, de l’herbe, des fleurs. Les gardes forestiers ont même aménagé un petit zoo, il y a un singe mago, des gazelles. On se balade dans cet endroit frais, et à un certain moment le cortège s’arrête. Du groupe se détache une petite troupe d’une demi-douzaine de personnes qui grimpe sur l’autre versant du ravin. Le groupe est mené par une dame que personne n’avait remarquée auparavant. Dans un groupe il y a ceux qui apparaissent au premier plan et il y a ceux aussi qui font de la discrétion une manière de vivre, qui sont dans le fond du bus, qui passent invisibles. Elle en faisait partie.

Elle grimpe, se retourne et prend la parole. À ce moment-là, elle devient remarquable. Elle a une voix qui porte et la centaine de personnes qui sont là l’entendent très bien, surtout elle développe un discours qui nous a pris aux tripes :

« – Voilà, moi je ne suis pas de Saïda et c’est la première fois que je mets les pieds en Algérie. Mais mon mari, lui était de Saïda, Edmond était juif et il était aussi facteur, ça lui permettait de traverser toutes les communautés, chrétiennes, juives, musulmanes, et il avait des amis un peu partout, c’était un joyeux garçon. Si aujourd’hui je suis là, c’est parce qu’Edmond, mon mari, m’a fait promettre sur son lit de mort de venir répandre ses cendres ici. »

Elle a une urne dans les mains. Nous on accuse le coup, il y a même des femmes qui ont eu les larmes aux yeux. Elle reprend : « Ce n’est pas un jour de tristesse, au contraire, parce qu’Edmond était un joyeux garçon, il aurait aimé que ça se passe dans la joie, surtout qu’aujourd’hui il va avoir le bonheur de revenir sur sa terre natale. »

Elle ouvre l’urne et elle commence à répandre les cendres. Dans ce groupe de quatre-vingts personnes il y en avait une vingtaine qui était de confession juive, et au moment où elle a commencé à répandre les cendres, ils ont entonné un air, mais juste l’air sans les paroles. C’est le kaddish, la prière des morts. Et cet air a accompagné la dame jusqu’à ce qu’elle termine de répandre les cendres. Quand elle a fini, elle commence à redescendre, et à ce moment-là, trois, quatre, dix, puis très vite une cinquantaine de voix s’élèvent. Ce sont les chrétiens. Ils ont fredonné un air. J’ai appris par la suite que c’était l’hymne à la joie, mais juste l’air sans les paroles, jusqu’à qu’elle rejoigne le groupe. À ce moment-là, entre nous passe une petite fraction d’éternité de silence. On est tous tétanisés. Et puis un des vieux musulmans qui était tout le temps avec nous, nous interpelle et nous dit : « Et alors nous, mes frères, nous les musulmans, on ne sait plus enterrer nos morts ? Allez la fetiah ! » Et on a donc récité la première sourate du Coran…

Abdeslam