Histoires vraies de la Cabucelle

Marseille, par Mohamed Kacimi

18 avril 2021

Temps de lecture : 10 minutes

Durant tout le mois d’octobre 2018, j’ai été en résidence au Foyer Alotra, à la Cabucelle, quinzième arrondissement de Marseille, avec mon ami, l’illustrateur, Benoît Guillaume.

Durant un mois, Benoît Guillaume et moi, nous avons sillonné ce quartier, rencontré ses habitants, chibanis, dockers, assistantes sociales, anciens ouvriers des raffineries Saint Louis. Un parcours passionnant dans une ville, ou un village, qui a connu la prospérité avec les grandes industries d’huile, de savon, et qui tombe désormais en ruines et se transforme de jour en jour en ghetto, miné par l’islamisme, la misère et le trafic de drogue.

Nous avons aussi investi durant un mois le foyer Alotra, courant derrière ses locataires pour leur arracher un entretien. Ce ne fut pas facile. Beaucoup avaient échoué là, par échec, par dépit, et le lieu résonne encore de l’histoire de la guerre d’Algérie dont on sent que les blessures, dans la mémoire des uns et des autres, sont loin d’être cautérisées, surtout que certains étaient du côté de l’armée française et d’autres du côté du FLN et qu’ils se retrouvent soixante ans plus tard voisins de paliers.

On découvre au foyer Alotra un concentré de l’histoire de l’immigration, celle de paysans arrachés à leur terre par la guerre d’Algérie et la misère, qui arrivent en France sans connaître un mot de français pour travailler dans les mines du Nord, dans les années cinquante, avant de rejoindre le Midi, où ils vont être employés dans le bâtiment ou la construction des autoroutes. Beaucoup n’ont pas été déclarés par leurs employeurs et se retrouvent à l’âge de la retraite sans rien. Les entretiens avec tous les pensionnaires étaient émouvants, il fallait les mener avec pudeur et tact, tant les parcours sont parfois tragiques. L’un des chibanis que j’avais sollicité pour un entretien m’avait répondu : « Nous avons tout perdu, pourquoi veux tu nous interroger ? ».

Beaucoup de chibanis vivent leur histoire comme un échec, et ce qui était troublant c’était de découvrir que tous ces vieux qui vivaient en France, depuis parfois soixante-dix ans, n’ont jamais connu la France. Ils ont passé leur vie dans des bidonvilles, parfois dans des Algeco, passant du lit au chantier et du chantier au lit, sans jamais voir le monde autour. Le bled reste à leurs yeux lié à l’idée de la mort, leur terre natale se transforme au fil des ans en cimetière. Coincés par la loi absurde qui exige que les immigrés à la retraite doivent passer six mois d’affilée en France sinon ils perdent leurs droits, ils restent là, à attendre la mort, sous l’arbre à palabres du foyer.

À 20 heures, les bus arrêtent de servir le Métro Bougainville, les quartiers nord sont coupés de Marseille. Ils deviennent une île de solitude, de misère et de violence, même si ça et là, des rêveurs tentent d’y maintenir des espaces de vie et de rencontres.

Dessin de Benoît Guillaume

L’arrivée dans les quartiers nord

Dès le premier jour, Benoît et moi avons souhaité visiter les cités des quartiers nord, non pas pour faire du tourisme, mais pour rencontrer les gens pour qu’ils me parlent de leur vie. À chaque fois nous nous sommes heurtés à un refus : « Non, c’est difficile ».

Avec Benoit, j’ai rencontré Philippe Pujol, l’auteur du remarquable récit La fabrique du monstre. Il nous a prévenus : « Laissez tomber les cités, c’est de plus en plus difficile, même moi je n’y mets plus les pieds. Je suis mort ».

Il faut dire qu’au début, j’avais du mal à y croire à cette histoire d’interdiction. Difficile d’admettre qu’en 2018, il faille un visa en France pour pénétrer les cités d’immigrés. À force, Benoît a fini par avoir l’adresse d’une personne qui pouvait nous accueillir dans l’une des cités des quartiers nord.

Marseille par Benoît Guillaume.

Il fait beau sur Marseille. Nous arrivons dans l’après-midi à la cité. L’entrée est barrée par plusieurs canapés et divans sur lesquels sont affalés des dealers, des jeunes, habillés tous en noir, cheveux passés au gel :
– Vous allez où ?
– Chez Sandra.
– Elle habite où ?
– Escalier 23.
– Quel étage ?
– Sixième étage.
– Les dealers pianotent sur leurs smartphones : « Vous voulez rien acheter ? »
– Non… Merci.
– On fait quelques pas, puis l’un d’eux nous interpelle : « Allô, Allô ! ». Tous les dealers se prennent pour Nabilla.
– Oui ?
– Votre amie Sandra a un lit pour nous héberger ?
– On sait pas, on peut lui demander.
– C’est bon, vous pouvez y aller.

Au milieu du parking déambulent des femmes en djellabas et des hommes en gandouras, des jeunes avec des lunettes miroirs font des rodéos avec leurs scooters. On sonne chez Sandra, elle ouvre, elle est étonnée :
– Ils vous ont laissé passer ?
– Oui.
– Ils vous ont pris pour des clients ?
– Non, on leur a dit qu’on venait pas pour ça.
– Vous avez de la chance, la semaine dernière, un médecin est venu pour une urgence, ils ont trouvé une caméra sur lui, il est reparti en sang.

 

L’histoire de Sandra

Sandra, par Benoît Guillaume.

L’appartement est très propre. Il y flotte un parfum de citronnelle. Aux murs des posters de Paris, des cartes postales et une statuette dorée de la Vierge. Sandra nous sert un thé :

« Je dois dire que les dealers sont bienveillants, ils savent qu’ils faut pas faire de gaffe, c’est le réseau qui fait la paix. Ils veillent à ce qu’il n y ait aucun incident dans les cités qui impliquerait une intervention de la police. On dit que la police ne vient jamais ici, c’est faux, ils viennent parfois. Ils débarquent à 5 heures du matin, ils arrivent parfois avec trente camions de CRS et le GIGN. Ils descendent avec leurs boucliers et leurs armures, ils ont des mitraillettes carrées grosses comme ça, ils balaient les façades avec les projecteurs. Pour les enfants de la cité, c’est du cinéma, c’est la fête dans la cité, ils sont aux fenêtres, ils sifflent, ils applaudissent, ils ont l’impression qu’ils existent enfin, qu’ils font peur à la police. Ça leur donne des frissons.

Faut dire que les gars du réseau sont très bien organisés, toutes les cages d’escaliers sont condamnées avec des caddies et des sommiers pour empêcher la police d’accéder aux étages. À la moindre alerte, tous les ascenseurs sont bloqués le temps qu’ils se sauvent par les toits… Puis c’est comme un supermarché, faut que vous alliez voir dans l’escalier 21 et 22, ça vaut le coup. Il y a des cages réservées aux drogues douces et d’autres aux drogues dures, sur les murs on voit les tarifs des drogues affichés comme dans les bistrots. On vit tout le temps dans le noir, ils ont cassé toutes les lumières des parties communes, quand notre bailleur a installé un éclairage photovoltaïque sur le parking, ils l’ont bousillé en une heure. Mais les gens ne bougent pas…

Faut dire que certaines familles vivent de ça… je ne crois pas qu’elles le font de bon cœur. Je pense même qu’on leur laisse pas d’autre choix que de vivre de la drogue, ce sera toujours une charge de moins pour l’État. Un gamin qui passe la journée à la fenêtre pour surveiller la police, ce gamin il touche 100 euros par jour, 3000 balles par mois pour crier « Attention, ils arrivent ». Pas besoin après de faire les grandes écoles. Un charbonneur, le vendeur, peut se faire 6000 euros. Les « nourrices », les familles qui entreposent la drogue dans leur appartement touchent 5000 euros… C’est mieux que le RSA.

Sandra, chez elle, par Benoît Guillaume.

Il y a beaucoup d’argent, mais ça reste l’argent de la misère. Les gamins ils font pas long feu dans ce métier, une année ou deux, maximum trois puis c’est les Baumettes… Il y a deux ans, les policiers ont saisi 66 kilos d’herbe et de résine de cannabis, 67 000 euros, des armes et je ne sais combien de chargeurs de Kalachnikov. Mais quand vous avez faim, quand vous n’avez rien à manger, le monde vous le voyez de travers…

Les gamins, les dealers, ils font ça des fois pour aider leurs mamans, pour remplir le frigo. On les a connus gamins, puis quand ils ressortent de prison on les reconnaît plus : ils sont boursouflés, les cheveux gras, ils ont des têtes de bandits. C’est affreux. Moi je dis que ces jeunes-là, ils sont pas foncièrement mauvais, ils sont pris dans des circuits pervers. On sait qu’ils tirent sur la police, on sait qu’ils tendent des guet apens à la police, tout a été vandalisé.

L’autre jour je suis entrée par le bas de la cité, je suis tombée sur un guetteur, il avait une cagoule, mais on voyait ses yeux. J’ai été frappée par la beauté de ses yeux. Je veux dire par la beauté de son regard. Il semblait très jeune, je lui ai dit bonjour. J’avais un peu peur de la cagoule, mais j’ai eu droit à un très gentil bonjour, le gamin il m’a dit : « Bonjour madame », très poliment. Il était étonné que quelqu’un lui parle gentiment, je lui ai demandé ce qu’il venait faire dans la cité parce que je sentais bien malgré la cagoule qu’il n’était pas du coin. Il m’a répondu qu’il venait de Nice parce que sa mère était hospitalisée et qu’il devait réunir un peu d’argent pour sa famille. Il me dit qu’il allait arrêter dans une semaine puis il m’a dit : « Au revoir madame, merci madame, faites attention à vous ». Je suis restée bouleversée…

Quand on dit qu’ils font du trafic, il faut qu’on se pose d’abord la question dans quelle misère ils vivent pour être obligés de vivre de la drogue. Ça n’a pas toujours été comme ça, avant ici c’était la campagne. La cité était habitée par des fonctionnaires, puis les gens ont commencé à partir petit à petit, puis il y a eu le brassage. Les européens « de souche », comme on dit, sont en train de disparaître. Mais il y a des gens qui aiment la cité et qui l’aiment , vous pouvez fermer les yeux sur tout ce passe dehors et vivre tranquille, vivre heureux. On a le soleil qui rentre et on regarde la mer, c’était une merveille d’habiter là. Ça été magnifique, longtemps ça été une merveille, puis il y a eu un regard sévère et noir sur les cités, donc les gens ont commencé à fuir. Alors que nous avons les logements les moins chers de France. Un T3 doit être dans les 300 euros. Mais aujourd’hui on a les balcons qui tombent, les canalisations qui pètent, pas d’isolation, l’humidité…

Faut dire aussi qu’on nous aide pas. Je sais pas où j’ai mis le papier, c’est le plus drôle, c’est quand le maire il dit : « Maintenant avec Macron on n’a plus d’argent on ne va rénover que les cités qui sont dans un bon état »… Donc nous on aura rien. Dire qu’à un moment notre bailleur a lancé une opération Locataires idéaux, ils voulaient inciter des bobos à habiter dans la cité et ils voulaient les payer pour le faire. Bien sûr personne n’est venu. Et dès qu’on bouge le petit doigt, les dealers ils font tout exploser et ils brûlent les bagnoles… Qu’est ce que vous voulez qu’on fasse ?

Un soir j’entends du bruit, je frappe chez ma voisine. Je tombe sur une jeune fille, elle a vingt ans, elle était en train de tirer sur les pigeons avec un fusil d’assaut, les fenêtres ouvertes. J’ai les photos des balles. Elle avait à côté d’elle une gamine haute comme ça qui tenait un fusil à pompe, c’est incroyable. Et la jeune fille me dit : « Ne vous inquiétez pas, madame, je tire très bien je risque pas de blesser personne ». Faut voir la petite, elle était belle. On a des histoires de quoi écrire des livres et des livres… J’ai ma sœur qui habite à Paris. Dès qu’elle entend qu’il se passe quelque chose sur les quartiers nord, elle m’appelle, et moi je la rassure : « Mais non ! On dit des conneries, c’est les journalistes ! Ils aiment bien exagérer, t’en fais pas ma chérie, on a la mer, on a le Frioul ! ». Et au moment où je dis ça y’a une bagnole en bas qui explose : Boum. C’était la guerre.

Mais il faut qu’on arrête d’être désespérés, il y a beaucoup de gens qui aiment leurs appartements. Je suis montée hier chez ma voisine du dixième, elle était chez elle les fenêtres ouvertes qui donnent sur tout Marseille avec la mer. Vous vous croyez sur un bateau, un paquebot, elle me dit : « Tu vas voir ». Elle prend des graines, elle a un balcon, elle a mis des graines, elle a dit : « Mes petites chochottes vont arriver ». Trois minutes après, il y avait des tourterelles qui venaient lui manger dans la main, la mer devant elle. Le Frioul, le soleil, on a ça nulle part. On va dire que nous, on aime notre cité mais on veut pas vivre comme ça. C’est ça aussi les Quartiers nord, c’est vrai on a les Kalachnikovs, mais on a aussi et heureusement la Méditerranée, et ça, la mer, personne ne peut nous l’enlever ».

 

Sortie de l’entretien

Dessin de Benoît Guillaume.

On sort sonnés de cet entretien. Sandra nous accompagne pour nous aider à franchir le checkpoint des dealers. On descend en silence la rue de Lyon, on s’arrête dans un PMU des Crottes. Tout le monde fume du shit. Le patron hurle : « Les gars ! Les mégots des chichons vous les balancez par la fenêtre, je veux pas avoir des emmerdes avec les flics ! »

On passe devant le métro Gèze qui doit relier depuis des années Marseille aux Quartiers Nord et qui est toujours fermé parce que Marseille a peur d’aller jusqu’aux quartiers nord. On s’arrête devant une église copte, je sors mon téléphone pour prendre en photo l’édifice. Deux jeunes dealers en capuche se jettent sur moi : « Dites monsieur, c’est interdit de prendre des photos ici. On peut voir vos papiers ? On peut voir votre téléphone ? ».

Je réponds : « Écoutez les gars, je n’ai pas de papiers et mes papiers je ne les montre qu’à la police, et le téléphone je vous le montre pas, les photos c’est la vie privée ». Ce n’était pas du courage, c’était de la fatigue ou du désespoir.

On poursuit notre chemin vers Marseille. La nuit tombe sur la Méditerranée. J’entends au loin la voix des dealers furax : « Enculé de ta race, la vie privée ça n’existe pas à Marseille ! ».