De Khartoum au Caire, traversée de l’Egypte post-révolution

11 avril 2013

Temps de lecture : 16 minutes

1-où je m’extrais de Khartoum et reprend la route

Alors que je l’avais repoussé plusieurs fois, des problèmes de visa précipitèrent finalement le départ.
Il faut dire que cela faisait près de quatre mois que je traînais à Khartoum, et je comprenais de mieux en mieux les soupçons que commençait à éveiller mon séjour prolongé: je devais visiter le bureau d’enregistrement des étrangers plusieurs fois par mois, et la police ne manquait pas de me contrôler régulièrement et inopinément, dans la rue, au marché ou à l’université.
Je commençais d’ailleurs moi aussi à me demander ce que je faisais là.
En quelques jours, je dis au-revoir à mes nombreux amis, et un matin sans vraiment y croire, j’étais de nouveau sur la route.
Sortie de la ville, entrée du désert.
Pouce levé, je n’attendis pas long avant qu’un pick-up ne s’arrête et que je n’embarque dans la benne.
Nous arrivons assez vite à la limite de l’Etat de Khartoum et de l’Etat du Nord: check-point et contrôle de police. On ne peut généralement circuler au Soudan qu’en possession d’autorisations de voyage et de séjour. Des check-points se trouvent à toutes les frontières d’Etats et les étrangers sont assidument contrôlés.
Je quitte le pays vers la frontière égyptienne, à 1000 km de là, par l’unique route qui y mène et ai donc une bonne raison de circuler, mais le temps de les convaincre de ma bonne foi et mon véhicule est déjà parti.
Après 4 mois à vivre à la soudanaise, je sais relativiser; se défouler sur les fonctionnaires ici, à part me soulager (ce qui est de moins en moins vrai), n’apporte généralement rien. La nonchalance, l’absence de remise en question qui caractérise les Soudanais interdit de s’inquiéter ou de s’énerver devant les petits tracas de la vie quotidienne. Plusieurs fois confronté à de telles situations, c’est en apprenant moi aussi à les ignorer que j’y ai si bien survécu.
J’en profite donc au contraire pour passer du bon temps.
Mon passeport passé entre toutes les mains et scruté sous tous ses angles (que pensent-ils y découvrir?), et l’habituel interrogatoire terminé, ils m’offrent alors un thé, nous commençons à discuter; et une heure plus tard, mitraillettes et quépis posés dans un coin, chaussures de l’autre, nous mangeons l’habituelle bouillie de haricots, le foul, mangeant de la main droite dans la même gamelle, assis ou accroupis en rond sur une couverture.
Après la sieste, on se promet de garder contact puis ils envisagent de me trouver une voiture.
En peu de temps, je suis de nouveau dans la benne d’un pick-up, en route pour Marawi.
Je ne sais pas exactement où se trouve cette ville à part qu’elle est au bord du Nil, ce qui me suffit. Après avoir passé tout l’après-midi en plein soleil et en plein vent, mes oreilles sifflent et mon visage brûle mais alors que nous arrivons je suis rassuré à la vue du fleuve.
Marawi est en fait un gros village au bord de l’eau, tranquille et clairsemé. Parfait.
Je sais bien sûr que ce ne sera pas si facile: les Soudanais ont beau être accueillants, leur régime n’en est pas moins une dictature policière et je sais ce qui va arriver d’un moment à l’autre.
Seul, blanc, à la tombée de la nuit, avec mon sac sur le dos, on ne fait pas deux rues sans être contrôlé. Les voyageurs sont rares, à fortiori hors groupes organisés.
De premiers policiers me renvoient du rivage vers le centre où je suis censé trouver un hôtel. Le deuxième ainsi que le troisième groupe se contente de contrôler mes papiers. Il n’y a bien sûr aucune coordination entre les différents services et chacun se targue de bien vérifier que je suis en règle et ne vagabonde pas.
Mais, alors que j’ai feint de rejoindre un hôtel et pris une ruelle pour rejoindre la rive du Nil,
c’est un militaire qui me tombe dessus au coin d’une rue.
On recommence tout.
Après plusieurs thés et quelques cigarettes, les voilà bien embêtés de m’avoir dans les pattes, alors que je refuse d’aller à l’hôtel et eux de me laisser dormir dehors. Après une assez longue négociation (et un dîner, du foul pour changer), je finis par aller dérouler mes couvertures dans la cour de la caserne.

Le lendemain, ils me laissent partir après le petit-déjeuner. Je découvre sur une carte ma position.
A cette hauteur du fleuve, il y a un pont et de chaque côté part une route qui suit le Nil (que les Soudanais appellent bahar, “la mer”).
Dans cette partie du Soudan, l’environnement suit un schéma très simple: un désert de cailloux et de sable sur des centaines de kilomètres de part et d’autre du Nil, lui-même flanqué de deux bandes de verdure de largeur variable. Les routes et les villages s’étalent sur les premières élévations, contreforts du désert, afin de consacrer à la culture les basses terres.
Sans plus d’informations, je me rend compte assez vite à la faiblesse du trafic que j’ai pris la mauvaise route. C’est ce que me confirme une famille des environs qui m’a invité à manger puis à faire la sieste. Dans la cour de leur maison de terre crue et peinte, j’admire la simplicité de leur mobilier, la dignité et la propreté de leur foyer et observe les chèvres et les moutons qui me le rendent bien.
De retour sur la route, j’ai la chance de tomber sur une guérite agrémentée de quatre énormes jarres d’eau fraîche (zir, que l’on trouve aussi dans les rues de Khartoum), où je me poste pour attendre un véhicule.
Mais au bout d’une demi-heure d’attente vaine, je suis le conseil que l’on m’a donné de rejoindre la rive à pied, trouver un bac et retraverser pour atteindre la route Rive Gauche.
A pied, je quitte les cailloux des collines et atteint la boue et la poussière des palmeraies et des rizières. Caché sous les palmiers, un de ces immenses mausolées à dôme. Souvent soufis (une branche mystique de l’islam), ces mausolées abritant des dépouilles de “saints” subissent dans d’autres régions du monde des condamnations et parfois destructions de la part d’intégristes. Ici, encore rien de tel.
Mon arrivée sur la rive fais fuir quelques caïmans qui disparaissent rapidement dans les racines et la vase. Un peu plus tard, j’ai trouvé un bac, encore un peu plus tard je suis sur la vraie route du nord.

2-où je profite une dernière fois du calme de la campagne

Alternant pick-ups et bus, embarqué parfois malgré moi par un villageois en mal de distraction, et qui se charge lui-même d’arrêter et de convaincre le conducteur, je me retrouve au coucher du soleil à attendre avec un homme qui rentre chez lui, et m’invite à y passer la nuit.
Finalement embarqués, nous arrivons à Rum El Bakri après une heure de route et une demi-heure de marche dans le sable.
L’endroit est magique. Les maisons semblent avoir été posées au hasard sur le sable, cubes de terre entourant les cours intérieures où l’on s’attache aux tâches quotidiennes et reçoit ses invités. Hormis les palmiers (à huile, dattiers, cocotiers), ne poussent guère que des buissons que grignotent les chèvres. En contrebas commencent les cultures, riz, luzerne, haricots, patates, blé…
Le ciel est limpide et un silence de désert règne sur la nuit tombée.
Comme l’immense majorité des Soudanais, Mahmoud et sa famille vivent avec peu: vaisselle, draps, vêtement, lits sont à peu près tout le mobilier.
Lui et sa femme, institutrice, ont deux enfants en bas âge, et bien sûr une famille élargie très nombreuse.
Hormis de rares fois lors de mariages ou en visite chez des amis à Khartoum, c’est la première fois que je séjourne dans un vrai cadre familial, et non dans un milieu de célibataires.
Car au Soudan n’existent que deux cadres familiaux: la famille (nucléaire ou élargie); et les hommes non encore mariés, étudiants, ou ouvriers vivant loin de leur famille mais toujours en groupe. Il est inconcevable de vivre seul, et les filles célibataires (même étudiantes) restent chez leurs parents jusqu’à leur mariage.
Les célibataires se nourrissant essentiellement de foul et étant souvent d’une grande oisiveté, ma curiosité culinaire et ma propension à l’action se réjouissent de cette intégration en famille.
Et je suis encore surpris de la relative décontraction des Soudanais là où leurs voisins du nord ont de véritables obsessions: non seulement on me présente les femmes de la famille comme des membres à part entière, mais on me laisse facilement en leur compagnie, ce qui serait impensable dans une campagne Jordanienne ou Egyptienne.

L’institutrice me pose beaucoup de questions sur l’éducation dans mon pays. Les voisins et cousins sont aussi curieux de savoir comment on vit en France, s’il y a des villages, si les gens élèvent des animaux et cultivent la terre, s’ils parlent Arabe, s’ils ont beaucoup d’enfants, s’il y a des musulmans et s’il ne fait pas trop froid.
Le soir quand la température redescent en-dessous de 30°, on sort les lits de toile tressée et dort habillé dessus, emmailloté dans un drap fin dont pas un orteil ne dépasse, protégé des mouches, des (rares) moustiques et du sable amené en rafales par le vent.
On rentre les lits au matin et s’y asseois pour prendre les repas, haricots, épinards, patates, boeuf, poulet, cuits au charbon ou au gaz.
La toilette, commune à quelques maisons, est un trou entre deux planches et des murs d’un mètre de hauteur, permettant au premier coup d’oeil de savoir si le lieu est disponible.
Les gens sont paisibles, curieux mais pas envahissants, compréhensifs et tolérants.
J’ai sympathisé avec plusieurs garçons de 12 à 30 ans, avec qui je passe mes journées entre baignades dans le Nil, balades à dos d’âne, foot, lutte ou acrobaties dans le sable, discussion et sieste à l’ombre des palmiers. Je commence à vraiment me plaire ici, complètement intégré à la vie locale, et serais volontiers resté une semaine.
Mais comment l’exprimer, si mon hôte ne le propose pas? Je pars donc après les trois jours “convenus”.

3-où je conclus sur le Soudan

Contre toute attente, j’avance vite et tombe en début d’après-midi sur un conducteur qui se rend directement à Wadi Halfa, le port de départ du bateau pour l’Egypte, à 500 km de Rum El Bakri. Nous arrivons en quelques heures.
J’arrive à Halfa avec deux jours d’avance, sans endroit où aller et dans l’impossibilité de dormir dehors (la police ne l’autorisant pas).
Je décide de “socialiser”: je me poste dans un endroit fréquenté, m’asseois et attend qu’on vienne me parler. En général, les riverains n’y résistent pas longtemps et leur curiosité, leur hospitalité, leur fierté aussi les poussent vite à vouloir en savoir plus et à m’inviter à un thé ou un repas. Ma confiance (inconscience?) aidant, je ne met généralement pas longtemps à trouver un endroit ou dormir.
L’étranger est au Soudan un hôte de marque, ce qui a l’avantage de faciliter le contact (et l’hébergement), et l’inconvénient de donner souvent le sentiment d’être un objet de prestige social.

Au bout d’une heure, j’ai fait connaissance avec tous les commerçants de la rue: il faut dire que depuis que je maîtrise l’Arabe Soudanais, je fais en plus sensation dès que j’ouvre la bouche.
Ils ne connaissent pas de bon endroit pour dormir dehors (j’avance, ce qui est plus vrai de jour en jour, que je n’ai pas l’argent nécessaire pour payer une chambre d’hôtel pour les 2 jours d’attente du bateau), et de toute façon ne le voient pas d’un bon oeil.
Finalement l’un d’eux, Jiddu, patron d’un salon de coiffure, d’un snack et d’une boutique, fait mine de m’emmener “chez lui”, et nous nous retrouvons rapidement à l’hôtel où il loge, et il paye sans que je n’ai le temps de réagir le prix (il est vrai dérisoire) d’un lit pour une nuit.
Je lui avait bien dit que le sol de son resto me convenait parfaitement, mais lui ne l’entendait pas de cette oreille.

Au matin, une fois réglées les histoires de ticket de bateau et de visa, il me reste la journée de libre: lavage de vêtement et baignade dans le Nil à l’écart de la ville, puis sieste au soleil, qui m’en vaut un coup presque intégral: il faut dire que, culture islamique oblige, à Khartoum seuls mes pieds, bras et tête avaient la chance de voir le soleil.
Je rencontre au fil de la journée chercheurs d’or (la région compte quelques mines), dockers, commerçants… Halfa compte une large population d’employés “à durée déterminée” originaires de tout le pays, et pour mon dernier jour au Soudan, je me rends compte que mon niveau d’Arabe me satisfait amplement.
Et ce dernier jour résume bien ces quatre derniers mois: j’adore la grande sociabilité des Soudanais, leur simplicité et leur joie de vivre, mais je déteste leurs a priori (autant positifs que négatifs) sur “l’homme blanc”: aisance financière, fragilité, érudition, moeurs dissolues, il me semble qu’ils construisent parfois leur identité en creux, en opposition à tout ce qu’ils lui attribuent; il est inconcevable que l’homme blanc soit comme nous, sinon, à quoi bon être fier de ne pas l’être?
Il y a dans la société soudanaise une sorte de racisme bienveillant et condescendant qui m’insupporte. Jamais je n’y serai traité comme égal.

Je passe donc le reste de ma journée à discuter, boire du thé ou de l’hibiscus et fumer des clopes.
Mais le moment de dormir venu, il n’y a plus de place à l’hôtel: le bateau est arrivé le jour même d’Egypte, et Halfa loge donc à la fois les arrivants et les partants. Les gérants ont fait ce qu’ils ont pu, mais tous les lits sont occupés et des dizaines de personnes dorment déjà par terre. Je suis enfin autorisé à dormir dehors!
Des dizaines d’hommes alignent déjà leurs couvertures sur les trottoirs. Je m’installe moi aussi sur un coin de trottoir de la rue principale. Mais les voitures, le vent, le sable m’empêchent de dormir. Après une heure à me tourner et me retourner, je décide de me déplacer et trouve un endroit dans une rue plus calme.
Juste à un mètre de moi s’installent justement deux hommes en pleine discussion. Je comprends au fil de la conversation dont je profite allègrement qu’ils viennent de quitter la Libye après 20 ans à y travailler ensemble dans la construction. L’un est Egyptien, l’autre Soudanais, ils rentrent chacun chez eux, fuyant la guerre, et ne se reverront probablement jamais.
J’engage un peu la conversation, puis les laisse finalement se remémorer leurs souvenirs.
Un peu plus loin, je trouve un creux dans un bout de terrain sableux, assez grand pour m’accueillir. Malgré les quelques monceaux de détritus alentours et une légère odeur de pisse, je m’installe assez confortablement.
Quand-même un peu préoccupé par le fait que je suis cette fois complètement seul et isolé, donc à la merci de n’importe quelle personne mal intentionnée (bien que je n’ai aucune affaire avec moi, mon sac étant gardé dans un magasin voisin pour la nuit), je somnole puis m’endors tant bien que mal.
Mais je suis régulièrement tiré de ma somnolence par des aboiements tout proches. Des chiens de rue. Sachant qu’au Soudan les chiens sont traités comme de la merde et que la plupart vivent en meute, ça n’a rien de rassurant.
Ils aboient de plus en plus. Puis grognent. Puis se rapprochent. Puis grognent à nouveau.
Alors que je me réinstalle à côté des deux réfugiés qui finalement se sont tus, j’entend une bagarre éclater à l’endroit que je viens de quitter.
Je finis par m’endormir, il doit être pas loin de 3 heures du matin.

4-où je retrouve l’Egypte telle que je l’avais laissée

Rue oblige, je suis réveillé tôt: 6h30.
Reste de la matinée à socialiser: un vieux plutôt sympa me parle d’Islam pendant une heure, Jiddu m’offre encore le petit déjeuner (poisson grillé), un de ses collègues me coupe les cheveux, je discute une heure avec des flics au bureau d’enregistrement des étrangers.
Le bateau part avec seulement une heure de retard. Je retrouve trois Yéménites rencontrés la veille, fuyant eux aussi la Libye et dans la quasi-impossibilité de retourner dans leur pays lui aussi en conflit, et rencontre d’autres Egyptiens et Soudanais.
Je passe cette fois-ci vraiment le plus clair de mon temps à discuter.
Ici aussi je fais sensation il faut dire. Et les Egyptiens sont encore plus abasourdis que peuvent l’être les Soudanais: ils insistent à me parler Anglais avec un niveau pourtant lamentable voire complètement incompréhensible, et se rendent parfois compte que je leur parle en Arabe… alors que nous discutons depuis plusieurs minutes déjà.
Certains veulent une photo avec moi, d’autres me donnent leur numéro de téléphone.
L’un d’eux me propose de me loger à l’arrivée à Assouan, ce que j’accepte volontiers, bien que je sache la proposition peu digne de confiance.
Il disparaît en effet dès le bateau débarqué. La plupart des passagers ont de toute façon embarqué dans un train direct pour Le Caire ou une autre ville.
Quant à moi, je rejoins la route.
Les taxis me harcèlent, on insiste pour me parler dans un Anglais catastrophique, les hommes fument clope sur clope, on lance des invitations en l’air ou intéressées, des hordes d’enfants exigent de l’argent et des cadeaux.
L’éprouvante aventure égytienne recommence.
Et d’ailleurs, mon deuxième conducteur veut de l’argent. Je lui ai pourtant dit dès le début que je n’en avais pas et qu’il pouvait donc me déposer où bon lui semblait, il n’en démord pas: je paierai, ou bien il ne me laissera pas descendre.
-Moi: Pas moyen.
-Lui: Bon d’accord, seulement 10 Livres.
-Non merci, dépose-moi au prochain village.
-5 Livres.
-Même pas 1 Livre, si t’es pas content t’as qu’à me laisser là.
-Mais non, c’est dangereux et de toute façon personne n’acceptera de t’emmener gratuitement.
-Je me débrouillerai très bien, merci, laisse-moi descendre.
-Bon allez, 5 Livres, ou bien ta bague en argent, ou un cadeau, t’as quoi dans ton sac? Paye-moi un repas, de toute façon tu dois payer, regarde je suis chauffeur de taxi (il conduit une camionnette de livraison et m’exhibe une facture de téléphone, pensant que je ne lis pas l’Arabe). Puisque c’est comme ça allons à la police.
-D’accord pour la police.
-Ils vont t’arrêter.
-Comme ça j’aurai un endroit où dormir.
Le petit jeu dure depuis une demi-heure quand, tout en parlant au téléphone, il s’arrête sans raison apparente. J’en profite pour, calmement, saisir mon sac puis ouvrir la porte, tout en observant ses réactions. En leur absence, je sors finalement et m’éloigne alors qu’il repart comme il est venu.

5-où les choses se compliquent

Je suis ramassé après 5 minutes par des flics, qui ne me demandent pas d’argent ni mes papiers. Ouf.
Le soir arrivant, je leur dit que je veux m’arrêter dans n’importe quel joli village pour passer la nuit et reprendre la route le lendemain. Ca leur va tellement bien que, alors que je complimente un village perché entre le Nil et les premiers rochers du désert, ils insistent pour me laisser là, ajoutant qu’il n’y a aucun hôtel. Tant mieux.
Je vais faire connaissance.
Quelques jeunes du village m’abordent. L’un veut tout savoir sur ma vie, un autre me demande des cadeaux, un troisième exige à voir mon passeport et entreprend déjà d’ouvrir mon sac pour en vérifier le contenu.
Je me suis plus ou moins rodé à l’exercice, qui n’en est pas moins fatigant. Mais deux d’entre eux, Ahmed et Rabi finissent par me devenir sympathiques alors que je les ai “recadrés” et un peu rassurés sur mes intentions. Nous dînons finalement ensemble, puis jouons aux dominos, fumant et buvant du thé. Puis nous décidons d’aller faire un tour, laissant mon sac au cafetier que j’ai aussi mis en confiance. Nous passons par les champs, longeant le Nil.

C’est quand nous rejoignons la route qu’arrive la camionnette.
Une quinzaine d’hommes en gris en sortent et nous empoignent.
Ils portent des bâtons et des couteaux. Heureusement, je comprend assez vite que c’est la police.
Comme ils continuent d’empoigner mes amis en hurlant (quant à moi, je suis plutôt ménagé), nous reprochant d’être passé derrière le poste de police, le ton monte et quelques baffes volent, Rabi se rebelle mais, devant la violence des policiers qui ont décroché leurs ceintures et ramassé des cailloux et semblent se préparer à le lyncher, il fuit.
On se dirige doucement vers le poste quand il réapparaît subitement, une batte à la main, et c’est la confusion totale. Je ne peux rien faire, retenu par les bras par deux flics, alors que Rabi fuit à nouveau.
Je suis le seul à avoir plus ou moins gardé mon calme, bien que j’aie eu à m’interposer plusieurs fois entre ces fous furieux.
On me fait asseoir de force devant le poste, où je répète inlassablement que l’on a juste fait un tour à travers les champs et le long du Nil, et que rien ne justifie toute cette agressivité stupide.

J’ai compris au fil de la journée que je suis une incongruité en Egypte.
On attend de moi que j’aille sagement là où vont les touristes, rejoigne un groupe, descende à l’hôtel et prenne le train. C’est ce que m’explique en substance et dans un Anglais correct le jeune commandant qui vient d’arriver tout exprès de la ville la plus proche, qui a l’air tout à fait gêné de la situation et ne sait pas quoi faire de moi.
Finalement, on me fera dormir dans une pièce du poste de police, où je suis autorisé à allonger mes draps et couverture. La prophétie du chauffeur de la veille (il me semble que c’était il y a des siècles), s’est finalement plus ou moins réalisée…
Les nerfs encore à vif, je suis vite debout au matin, remballe mes affaires, prend d’autorité une douche et me change: pantalon et chemise propres.
Quand je croise le commandant, je suis content de constater que j’ai l’air bien plus frais que lui; c’est mentalement que je suis épuisé.
Je m’installe au café de la veille pour décompresser avant de reprendre la route.
Après presque trois heures, j’ai mangé, bu deux thés, envoyé paître un gamin de 10 ans arrivé la clope au bec pour me demander de l’argent ou des cadeaux, et pas mal écrit ; je me casse.

6-où je suis introduit aux élites religieuses locales

Je progresse lentement, mais on est vendredi et le trafic est faible. En milieu d’après-midi, je suis déposé dans un charmant village nommé Samata, proche de Kena. Un petit vieux m’invite à boire un thé. Arrive quelqu’un pour me saluer. Sans même parler, il me montre son poignet où une croix est tatouée; c’est donc un chrétien. Enchanté, moi c’est Mathieu.
Il me propose de m’emmener sur sa moto jusqu’à la prochaine ville. J’accepte volontiers, après avoir bu mon thé et remercié le charmant vieil homme qui me l’a offert.
Ce que je ne sais pas encore, c’est la raison pour laquelle il est venu à moi.
Il passait pas là et m’a aperçu à l’entrée de ce village, où il y a récemment eu des tirs et mêmes des attaques. Je suis au courant des troubles post-révolutionnaires que vit l’Egypte, dont le gouvernement autoritaire a été renversé 3 mois auparavant, alors que justement je quittais à peine le pays. J’ai entendu parler des attaques contre des églises et contre la communauté chrétienne Copte en général, et ne me suis bien naturellement absolument pas senti concerné.
Pourtant, en tant qu’occidental, je suis considéré comme chrétien (des Coptes sont souvent venu me voir pour fièrement me montrer les croix tatouées à leurs poignets, et même à ceux de leurs nouveaux-nés), et a donc pensé que j’étais là-bas en danger.
Il m’emmène donc à Dishna, sa petite ville où vit une importante communauté chrétienne. Il m’amène à son atelier de mécanique et me présent à certains de ses proches.
Puis ils se rendent compte qu’il ne savent pas quoi faire de moi. Je leur explique que je n’ai pas de plan précis, et surtout pas d’aller à l’hôtel ni de prendre le train pour la prochaine ville. Mais ils ont peur pour moi et se refusent à me laisser repartir à l’aventure.
Et je vois bien qu’ils se méfient également. Je les entends parler de me garder ici, et vois bien les manœuvres pour me tester, l’appel puis l’arrivée du « grand frère » qui me pose très sérieusement toutes sortes de questions, comme pour tester mes intentions.
Ils semblent être satisfaits des réponses puisqu’ils finissent par m’embarquer sur une moto et qu’on s’enfonce dans les ruelles de la ville.
Comme je l’avais vue à Wasta et à Suhag quelques mois avant, nous évoluons ici dans l’Egypte «profonde», véritable, loin des artificielles et clinquantes Louxor ou Assouan. Rues de terre battue, maisons délabrées, animaux omniprésents, charrettes, dans une ambiance qui ressemble curieusement à l’idée que je me fait d’un quartier populaire français du 18e siècle.
On m’emmène à l’église orthodoxe où j’ai une longue discussion avec le baba (le Pope), puis un bon repas.
Je ne dirais pas que les gens sont surpris de me voir ici : je dirais qu’ils n’en croient pas leurs yeux.
Personne ne semble comprendre pourquoi je suis ici plutôt qu’à Louxor ou à Charm el-Cheikh, un attroupement de 20 ou 30 personnes se crée en moins d’une minute si je m’arrête de marcher dans la rue, certains jeunes de mon âge me confient que je suis le premier étranger qu’ils voient en vrai.
Finalement, je suis conduit à l’église protestante, où je logerai chez le pasteur.
Je suis donc déclaré chrétien et introduit à toutes les élites religieuses locales. Super. Cela va encore simplifier la vie au mécréant que je suis.
Shenouda, le pasteur, a vite compris que ma pratique religieuse est nulle. Et en bon berger, comme il fallait s’y attendre, il entreprend de (re)faire mon éducation religieuse.
Je ne sais pas si j’ai fait le bon choix, mais afin de ne pas trop choquer et de ne pas trop attirer de sollicitations, et un peu aussi pour lui faire plaisir, je me montre interessé.
Mais cela ne lui suffit pas: il est bien décidé à me sauver, et me pousse dans mes retranchements: prières collectives, messes, lecture et commentaire de la bible, tout est fait, alors que je prolonge mon séjour de deux jours, pour que j’“accepte Jésus dans mon cœur et renaisse”, selon ses propres mots.
Toute cette sollicitation religieuse me pèse, mais elle est compensée par la gentillesse de Shenouda, de Karam (mon « sauveur ») et de ses amis, pendant les quelques moments où je peux sortir.
Car je suis obligé, par décision des autorités locales, de prévenir au moins une demi-heure à l’avance si je veux sortir, afin que l’on m’envoie deux policiers à Kalachnikov pour m’escorter.
Trois jours d’éducation religieuse, de sortie sous escorte et alors que je commence à me morfondre dans ma chambre austère, ont finalement raison de l’hospitalité.
Je pars au matin du troisième jour.

7-où je trouve enfin une conclusion

Je me plante au bord de la route, il fait très chaud, des conducteurs me font des signes bizarres, on me salut en disant « Aïe ! Sinque you ! Watizisse ! Watsyouneïme ! ».
Tout est normal.
Après une journée somme toute sans histoire, juste un peu longue et ennuyeuse, je me retrouve en fin d’après-midi à un poste de police, croyant naïvement qu’ils vont m’aider à trouver une voiture. Voyant leur peu de zèle (ils ne semblent pas vouloir me laisser à des inconnus), je commence à regretter d’être venu, quand ils me déclarent qu’ils vont me mettre dans un train pour le Caire.
Une demi-heure plus tard, je suis assis dans le train, en compagnie d’un groupe de militaires qui s’assureront de ma sécurité et de ma docilité jusqu’à destination.
Heureusement, j’ai un bon ami au Caire, Nagui, qui ne m’attendait pas si tôt mais qui m’accueillera avec plaisir alors que je lui téléphone pour lui annoncer mon arrivée anticipée: moi qui pensait passer encore plusieurs jours en « balade », voilà que je me retrouve dans un train direct pour la capitale.
C’est peut-être mieux ainsi.