Le corbeau Sasà, par Nanni

3 avril 2013

Temps de lecture : 3 minutes

 

Transcription en français de l’extrait audio en italien

Salemi, en Sicile. Crédit : Leandro Neumann Ciuffo.

Mon village, Salemi, est aujourd’hui encore un village de crypto-juifs, parce qu’une grande communauté juive y habite ; du coup, les noms de famille sont toujours les mêmes, et on peut les différencier – eux, c’était des juifs, eux, c’était des musulmans, eux, c’était des chrétiens… Et je ne sais pas si vous savez, mais sans doute que oui, que les artisans, les forgerons, étaient généralement de famille juive. Quoi, me direz-vous, en 1960 ? Eh oui, parce qu’ils sont toujours restés là !

Évidemment, ce n’était plus des juifs, mais, fondamentalement, l’artisanat se transmet, comme la plupart des métiers, de père en fils, et eux, c’étaient des forgerons depuis toujours. Quand on était petits, il y avait un forgeron qui allait tous les ans récupérer les grands corbeaux qui tombent du nid en mai quand ils essaient de voler. S’ils y arrivaient, tant mieux, mais s’ils n’y arrivaient pas et qu’ils risquaient de se faire attraper par un renard, un chien, un chat ou un paysan, lui il les amenait chez lui.

Il y en avait un qui s’appelait Sasà, et c’était un grand corbeau noir, grand comme ça ; le forgeron lui avait mis un ruban rouge autour du cou et il le laissait libre sur la place, la place principale de mon village. Tout le monde le connaissait et tout le monde savait qu’il s’appelait Sasà. Si tu lui demandais « Comment tu t’appelles ? », lui, il répondait « Sasà ». Son passe-temps préféré, c’était de rester devant le café. Si un gamin entrait et prenait une glace ou une brioche, l’air de rien, il s’approchait, il lui sautait dessus, il lui prenait la glace ou la brioche et il partait. Un autre truc qu’il faisait, c’était de glisser des petits cailloux dans la culasse des moteurs, à l’époque ils n’avaient pas de calandre, ils étaient accessibles, des vieilles Lambretta ou des modèles de ce genre ; je ne crois pas qu’il avait une raison particulière, à part celle de conserver ces petits cailloux, surtout les blancs.

Quand ensuite le pauvre paysan faisait démarrer sa mobylette, quand le moteur chauffait, ça faisait souvent des dégâts, parce que lui, il les calait dans les petites fentes avec une efficacité de forgeron, tic tic, et au final, le moteur se cassait, il se brisait. Il jouait d’autres petits tours comme ça. Mais surtout, il y avait le voisin du forgeron qui avait une petite entreprise dans le bâtiment et qui vendait des matériaux de construction. Et c’était toujours la guerre entre lui et Sasà, parce qu’on ne sait pas si c’était ce petit commerçant le plus idiot ou Sasà le plus malin. Il y en a beaucoup qui disent que Sasà était bien plus malin, si bien qu’un jour où le bureau de ce commerçant était vide, Sasà y est entré et, avec une sagesse diabolique, il a déchiré le livre où était consigné tout l’argent qu’il avançait aux gens et il a laissé intact celui des dettes.

Et donc le pauvre commerçant est devenu fou – bon, peut-être qu’il l’était déjà –, il l’a poursuivi et il l’a tué, et ce pauvre Sasà a été exterminé pour une question de comptes, rien qu’une question de comptabilité. Et le meilleur, c’est que l’autre continuait à dire qu’il l’avait fait exprès, que ce n’était pas un hasard qu’il soit entré là, pas pour salir ou manger quelque chose, non, il l’avait fait exprès, il en était absolument sûr et il le racontait à tout le monde, que Sasà lui avait laissé ses dettes et déchiré l’argent qu’il avançait, son crédit. Voilà, c’est une jolie histoire de mon village.

Nanni Scimemi. Traduit de l’italien par Meridiem.