Zeus Palace

14 novembre 2012

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C’était une décision que j’avais prise il y a longtemps. Il y a des années. Je devais refaire le voyage en bateau de Palerme à Tunis. Celui que Rosaria San Marco, jeune veuve âgée d’une trentaine d’années, avait décidé de faire avec ses 7 enfants. Il y a plus d’un siècle. Un voyage sans retour.

C’était quelques mois plus tôt, lors des obsèques de son mari Luigi qu’elle avait décidé de rompre, de tout quitter et de partir. Partir. Loin. Pour « la Mérica ». Peut être ne savait-elle pas situer sur une carte où était cette Mérica. Mais elle savait que là bas ce serait mieux qu’ici. Elle avait attendu que Louisa soit née pour partir. Car elle était enceinte lors de la mort de Luigi. Sa détermination était terrible. A faire peur. Avec Luigi elle avait voulu cette grande famille, elle avait tout fait pour que ca marche, pour vivre normalement chez elle avec ses parents et ses amis de toujours. Mais trop c’est trop. Chaque année était pire que la précédente. Il n’y avait pas d’espoir. Il n’y en avait plus. La mort de Luigi avait eu en elle un effet dévastateur. La tristesse bien sur. Mais plus que cela. Bien plus que cela. C’était un signe. Le signe qui lui permettait de comprendre que le moment était venu. Comme une lumière dans la nuit. Cette mort pouvait entrainer l’effondrement de la famille qu’avec Luigi elle portait à bout de bras, à laquelle elle consacrait sa vie. Mais cette mort pouvait aussi avoir un autre sens, plus caché. Mais dès lors qu’elle l’avait découvert elle en était éblouie, comme aveuglée. Cette mort signifiait que tous les efforts faits ici devaient s’arrêter. Qu’il était vain de continuer. Qu’on ne s’en sortirait pas. Ou plutôt cette mort de Luigi signifiait que si l’on restait là, il faudrait commencer par abandonner l’enfant qu’elle portait dans son ventre au San Bartolomeo. Là même où en 1832 avait été déposé un bébé paraissant âgé de 2 mois à qui fut donné le nom de Luigi San Marco. La boucle du malheur aurait été ainsi refermée, nouée sur elle-même, comme une damnation. Les filles auraient été données rapidement et sans discuter puisqu’elles n’avaient aucune dot à un de ces malheureux qui les entouraient. Et les garçons auraient dû plier l’échine et solliciter la protection des nouveaux maîtres qui, associés à ceux des anciens nobles qui avaient su s’adapter au nouveau régime, utilisaient sans vergogne l’armée du nouveau royaume pour briser dans le sang les mouvements de révolte des milliers d’affamés qui étaient apparus depuis l’unité italienne et qui comprenaient qu’on les avaient trompés. La mort de Luigi pouvait signifier cet engrenage infernal du malheur. Mais elle pouvait aussi dire l’inverse. Que c’en était fini. Qu’il ne fallait surtout pas essayer de s’adapter à cette nouvelle situation. Et qu’au contraire, par sa mort Luigi fermait toute perspective ici, et au même moment en ouvrait une autre, ailleurs, loin d’ici. Et que c’était à Rosaria d’assumer cette rupture. Elle en était sure. L’espoir désormais était ailleurs, dans « la Mérica ». Là bas les enfants auront un avenir. C’est sur. Elle n’a aucun doute. C’est un roc. Et pour bien faire comprendre sa détermination, l‘enfant qu’elle avait dans son ventre et qu’elle n’abandonnerait jamais au San Bartolomeo, elle avait justement décidé comme un défi, une provocation, de l’appeler Louisa, en hommage à son mari Luigi, qui serait ainsi associé au grand voyage qu’elle avait décidé, au grand voyage que la mort de Luigi, pour avoir un sens, imposait désormais d’entreprendre. C’était ça ou tout recommencer à zéro et réduire à rien tous les efforts entrepris depuis tant d’années avec Luigi. En baptisant Louisa Rosaria s’affirmait désormais libre de toutes les chaines qui avaient jusque là entravé le destin de sa famille.

Je regarde s’éloigner le quai. Je regarde le San Bartolomeo. A chaque passage, depuis maintenant près de 10 ans, je le fais avec intensité. Et à chaque fois, il me parle. Mais cette fois je regarde aussi au pied du Mont Pellegrino, là où ils habitaient, « alle falde del Monte Pellegrino ». Et mon cœur se serre. Et mes yeux s’obscurcissent. Mon corps entier est envahi et secoué de cette présence incroyable et puissante. Emporté de ce que signifie pour moi ce départ de Rosaria il y a environ 130 ans.
Ce départ tu l’as vécu intensément Rosaria. Sombre et fière. Le San Bartolomeo c’était l’histoire de Luigi. Mais aux flancs du Mont Pellegrino c’était la tienne. Là où vivaient les Prestigiacomo. Là où après votre mariage, Luigi et toi étiez venus vous installer. Là où tes 8 enfants étaient nés, dans votre maison.

Le bateau glisse vers la sortie du port. Devant moi, en angle, le San Bartolomeo à gauche et le Mont Pellegrino à droite. Une mer d’huile. Un temps magnifique. Sur le Foro Italico, on peut voir les installations de préparation de la venue du pape, demain. Puis le bateau vire complètement vers l’ouest. Du Mongerbino au Capo Gallo, une baie incroyablement belle. Derrière moi, la conque d’or, la bien nommée, oui.
Mais toi Rosaria tu n’as rien regardé. Car il n’y a rien à voir là que du malheur. De l’oppression. Tu regardes devant, cet inconnu que tu affrontes sans peur. La peur justement tu l’as laissée derrière toi. C’est fini. Tu n’auras plus jamais peur. De rien ni de personne. Les enfants savent ce qui est en jeu. Les grands participent de cette décision totale et définitive. Les petits sentent confusément que se joue quelque chose de très fort pour que la maman soit à ce point concentrée. Pas un sourire. Pas une larme. Les mâchoires serrées.

Le bateau passe devant le cimetière des Rotoli où fut enterré Luigi. J’avais remonté jusque là la quête des origines et j’avais médité longuement sur la fosse commune où il repose désormais. Chaque fois que je viens en bateau je le salue. Et encore lors du retour.

Mais toi Rosaria, tu n’as pas voulu regarder une dernière fois derrière toi. Il n’y a pas de place dans ton cœur pour la mélancolie des adieux. Tes yeux sont secs. Toute ton énergie est concentrée sur la réalisation de chaque étape du grand voyage. Aujourd’hui c’est le bateau vers Tunis. Point. Il a fallu économiser et vendre le peu qu’on avait pour payer ces billets de passage sur le pont. Demain il faudra vite que les grands trouvent du travail pour commencer à économiser à nouveau le prix du passage vers Marseille, la deuxième étape, dans 2 ou 3 ans, dès qu’on pourra, la dernière étape avant la grande traversée vers « la Mérica ». Marseille d’où son fils ainé, Giovanni, partira seul pour « la Mérica » avec tout ce qui nous restera d’économies, en reconnaissance, comme une tête de pont afin d’y gagner de quoi payer le voyage du reste de la famille. Elle s’est fait tout expliquer, encore et encore. Elle a compté, recompté. Elle a bien expliqué aux enfants ce qui allait se passer et le rôle de chacun dans cette grande aventure. Beaucoup autour d’elle ont douté de sa capacité à mener à bien sans son mari cette entreprise exceptionnelle. Elle s’en est toujours moquée, indifférente aux avis divers qui n’ont pas manqué de s’exprimer et de critiquer sa folie. Tous ces grands donneurs de leçons, ce n’est pas eux qui vont offrir à ses enfants la perspective d’une vie meilleure. Tous sont là pour prêcher la résignation et la soumission à l’ordre éternel des choses. Elle ne leur répond même pas. Aujourd’hui tu es concentrée sur les petits qui doivent rester à tes cotés. Chacun est assis sur un ballot de vêtements et de diverses affaires ménagères. Surtout ne pas se perdre. Rester tous ensemble. C’est le sens même de cette aventure.

Une fois au marché aux puces du dimanche matin Piazza Marina, j’avais trouvé une petite carte postale qui montrait un bateau au départ de Trapani pour Tunis. C’était un bateau à vapeur, assez grand. Déjà la modernité, la technique. Je les imaginais grimpant à bord, surmontant la peur, au milieu de tous ces Siciliens qui partaient eux aussi et s’entassaient autour d’eux. Mais chez les autres, toujours il y a avait le mari, le chef de famille. Et tous avaient pour objectif de se fixer en Tunisie où résidaient déjà des milliers de siciliens. Ils y resteraient entourés de gens qu’ils connaissaient, qui parlaient la même langue qu’eux. Et le pays n’était pas loin. Une à deux journées de bateau. Mais Rosaria a décidé de ne pas rester en Tunisie. Son objectif c’est « la Mérica » et rien ni personne ne la fera changer d’avis. Le monde nouveau auquel elle aspire ne peut être si près de l’ancien. Il lui faut une vraie rupture qui impose un éloignement tel qu’il interdise le retour. Mais aussi il lui faut un éloignement tel que nous soyons définitivement à l’abri de tout ceux qu’on veut laisser derrière soi, loin, le plus loin possible.

C’est bien différent aujourd’hui. Un navire de la Grandi Navi Veloci. Le Zeus Palace. Pas des plus récents mais bien beau quand même. La plupart des passagers sont des Tunisiens qui rentrent chez eux avec des voitures pleines à craquer. Jacqueline aime ces chargements qui témoignent des gestes et du savoir de l’antique civilisation du chameau. Il y a des ballots partout. Et dans le bateau, quelques passagers dorment par terre. Encore la civilisation des nomades, vivant sous leur tente, sans mobilier. Toutes les femmes portent le voile.
Et brutalement au coucher du soleil, sur bâbord, très proche, une île, assez grande, et très vite les lumières du Cap Bon. Ça y est, c’est l’Afrique. A partir de là le scintillement des lumières, à bâbord toujours puis bientôt aussi à tribord, Bizerte. Nous rentrons dans le grand golf de Tunis, et bientôt s’imposent les lumières de Carthage. Le navire prend un nouveau cap plus sud-sud, évite Sidi Bou Saïd. C’est désormais une grande métropole qui s’étale là.
Sur le pont supérieur, j’identifie le chenal d’entrée, les petites bouées, vert et rouge. Le navire change encore de cap, file désormais plein ouest, plus lentement. Devant nous La Goulette. Le nouveau port de Tunis. Nous ne débarquerons pas là où ont débarqué Rosaria et ses 7 enfants. Mieux que ça. Nous débarquons là où elle vécu quelque temps, en plein cœur de ce qu’on nomme encore aujourd’hui « la petite Sicile ». Là où des milliers de Siciliens s’étaient établis au XIXe siècle. Là où ils ont vécu encore durant des décennies. Avant d’être emportés par l’histoire, au moment de l’indépendance tunisienne.
Je suis bien content que tu aies décidé de ne pas rester ici. Car ici, ça ne pourrait jamais être chez toi, chez nous. Toi qui n’avais aucune instruction, ça tu l’avais d’emblée compris. Ici c’était le pays des Tunisiens, certes bousculés par l’histoire et subissant celle-ci, mais qui n’en demeuraient pas moins chez eux.

Philippe San Marco – Texte / Text
Histoire écrite en français / Story written in French