Kader… le T-34

22 mai 2012

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C’est, comme toujours, par le biais de ma mère que nous découvrons les membres éparpillés de notre famille. Elle n’a pas cessé, depuis la fin de la guerre, de partir à la recherche de cousins, oncles, tantes, neveux, etc. Kader n’a pas été difficile à trouver : il travaillait à la préfecture de Mostaganem ! Le jour où il nous rendit visite pour la première fois, je dois dire qu’il m’a impressionné : grand, blond, beau gosse, fonctionnaire, il en imposait. Son surnom, il le doit à mon frère ; comme il était costaud, il l’a baptisé du nom d’un char russe, le T34 ! Je ne savais pas que ce gaillard de 11 ans mon aîné allait devenir un ami et complice dans les années à venir !

Il prenait au moins un repas par jour chez nous, car il s’y plaisait. Malgré le fait qu’il occupe une fonction importante dans l’administration, il restait très proche du terrain, des gens, du folklore ambiant… Un jour, il arrive en se tenant la mâchoire : il avait mal aux dents et ne faisait pas confiance à la médecine gratuite. Il lui préférait les arracheurs de dents charlatans d’Aïn Sefra, qui « officiaient » face au marché couvert. Je l’accompagne en cette belle journée jusqu’à cette cour des miracles : il y avait un conteur avec son violoniste pour le fond sonore, un magicien qui jouait avec ses serpents, il y avait le bonimenteur qui vendait ses plantes et autres concoctions mystérieuses. Celui qui nous intéressait était là : un gars avec une chaise, une tablette et un énorme bocal rempli de dents ; lesquelles étaient censées confirmer la compétence du « dentiste » (on ne sait pas ce que sont devenues les victimes mais leurs dents étaient bien là !). Kader hésitait quand même à passer entre les mains du tortionnaire, il préférait attendre qu’un autre le précède. Nous sommes agglutinés en cercle autour du type, qui fait son baratin en faisant tournoyer dans les airs une pince… de mécano ! Le boniment finit par payer puisqu’un solide paysan se présente pour se faire enlever une dent ; ici, on gagne du temps, il n’y a ni piqûre, ni anesthésie : c’est pour les femmelettes !
Sitôt assis, le bonhomme est assiégé par le « dentiste » qui lui triture la bouche avec sa pince. Le patient oppose une vive résistance sous les applaudissements du public, mais le Docteur Mabuse finit par l’immobiliser avec une clé imparable : le genou qui écrase la poitrine et le bras tordu derrière le dos ! Le sang commence à gicler partout, mais le « praticien » persévère tant et si bien qu’il finit par déloger le chicot en tirant de toutes ses forces. Sous la douleur, le pauvre paysan émet un pet tellement sonore que le conteur arrête de déblatérer son texte ! Instant dramatique, tous les visages sont tournés vers le péquenot tout penaud, car le pet est tabou… C’était compter sans le professionnalisme du « docteur » qui lance au public :
– Cette dent était exceptionnelle, vous avez vu jusqu’où allait le nerf que vous venez d’entendre craquer ? C’est pour ça que j’ai eu du mal à l’extraire, cette dent…

Il a sauvé l’honneur du pauvre diable qui le rétribue royalement, tandis que sa dent venait rejoindre le bocal de l’horreur. Je me retourne pour voir si Kader était toujours candidat pour l’échafaud, mais celui-ci était déjà bien loin du champ de bataille…

Habib Amar – Texte / Text
Histoire écrite en français / Story written in French