Sfax, ville morte

26 mars 2012

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Il y a encore quelques semaines j’ignorais jusqu’à l’existence de la ville de Sfax où je devais rendre visite à un ami tunisois, volontaire associatif qui travaille depuis la révolution sur un projet de formation citoyenne et de préparation aux élections d’octobre 2012, premières élections démocratiques organisées dans le monde arabe! J’étais ravi de le rejoindre mais son invitation était marquée d’une certaine gêne, un peu comme s’il évoquait un secret de famille délicat. Il a même vaguement dit qu’il ne voulait pas « gâcher» mes vacances… Je ne comprenais pas, la Tunisie n’avait été jusque là qu’une suite de bonnes surprises et de rencontres agréables. Et pourtant je sentais bien qu’il tentait de me préparer à demi-mot. Le plaisir de revoir mon ami Aithem l’emporta et balaya mes doutes et je pris mon billet de train. Dans le Tunis-Sfax, je découvrais avec surprise que cette ville était profondément et unanimement détestée par les autres voyageurs tunisiens qui essayèrent de me détourner vers Mahdia ou Sousse… même Gabès semblait préférable !!! Les langues se déliaient : ville industrieuse sans charme, autochtone arrogant, agressif et radin. Mais en vain, l’amitié et la curiosité l’emportèrent : je refusais de changer de cap, Sfax me voilà !
Il me suffit de faire quelques pas en dehors de la gare et d’observer la ville et ses habitants pour découvrir ce qu’il fallait savoir sur « Sfax la rebelle ». Je le confirme, la ville est effectivement laide et sinistre et on comprend pourquoi toutes les cartes postales existantes, quatre d’après mes recherches, se limitent aux remparts pris sous tous les angles possibles. Les visages, même ceux des femmes sont durs, fermés et parfois inquiétants.
Le Sfaxien est aisément identifiable : gras, court sur pattes, bedonnant, il cache un crâne rasé sous une casquette promotionnelle enfoncée jusqu’aux oreilles. La mode actuelle semble être aux sandales en caoutchouc et au costume élimé âprement négocié aux fripes et on devine un regard croisé de pur consanguin derrière des lunettes de soleil Moschino à deux dinars.
Autre trait marquant, ces paysans riches et arrogants conduisent des pick-up 4X4 de manière déterminée et autiste, ne s’arrêtent pas aux feux, roulent à contre courant dans les carrefours et prennent systématiquement les sens interdits et les trottoirs pour enfin abandonner leur véhicule clignotant sans explication en troisième file ou au milieu d’un croisement. Faiblesse prostatique ? Incivilité banale de l’abruti de base ? Où les deux savamment combinées ? Mystère sans intérêt. La vraie question est la suivante : toutes ces manœuvres ont-elles pour but de gagner quelques minutes ? On se demande bien pourquoi, oui, pourquoi gagner du temps puisqu’ il n’y a rien à voir, rien à faire à Sfax. Le Sfaxien rentre chez lui vers 17 heures, à 18 heures à tout casser. Pour quoi faire ? Franchement on s’en fout.
Hormis les remparts d’une médina impraticable et sale où le plastique chinois règne, on cherche vainement un endroit à visiter, les quelques bâtiments hérités de l’époque coloniale sont dégradés. Au nord, Il faut reconnaître aux entrepreneurs contemporains le mérite d’avoir parfaitement traduit l’esprit local dans l’architecture de la ville nouvelle dite Sfax El Jadida : tout y est étroit, tortueux, encombré et étouffant. Je me sens vite horriblement seul, une pointe d’angoisse me saisit si brusquement qu’un ange touché par ma détresse vient à mon secours. Je devine sur mon épaule une belle femme diaphane et douce qui me chuchote à l’oreille: Partez au plus vite Monsieur. Ici Monsieur vous n’êtes rien et vous ne pouvez vivre, observez ces regards vides qui nient la vie, devinez ces pensées vagues qui s’économisent à l’infini et ces milliers de rêves avortés. Tout glisse sur eux, seule l’idée du gain stimule leur cerveau. Parfois ils sont là, s’ils réalisent qu’il n’y rien à gagner, ils ne sont plus là, ils décrochent… N’attendez aucune compassion d’eux, on dit même qu’ils sont insensibles à leurs propres blessures ! Ils sont riches, ils ont tout mais tout manque puisque la vie n’est pas là. Je me retourne, l’ange n’est plus là. Elle a dû suivre ses propres conseils…
Alors je me dis tant pis et cherche légitimement la plage. Surprise ! Cette ville du littoral n’a plus de plage, des milliers de tonnes de déchets chimiques sont enfouis sous un remblai qui avance de 300 mètres dans la mer et vient s’arrêter devant une eau glauque où flottent des canettes de bière et des peaux de pastèque. Je lève la tête à la recherche du beau ciel de Tunisie mais mes narines sont prises d’assaut par les poussières de l’usine de phosphates qui trône sur la ville à l’ombre d’une montagne de phosphogypses, des déchets riches en métaux lourds et radioactifs qui flottent et recouvrent la plaine aride de Sfax à chaque coup de vent.
Après cette demi-journée à Sfax, je constate avec soulagement que la ville ferme vraiment à 18 heures. Un chauffeur de taxi m’explique fièrement que c’est pour éviter que les jeunes ne se dévergondent et pour qu’ils étudient bien, qu’ils travaillent mieux et pour qu’ils gagnent encore plus d’argent… Le chauffeur de taxi semble de plus en plus excité par ce crescendo de réussite et accélère dangereusement sur des artères défoncées, sombres et vides où bourdonnent des mobylettes aveugles. Sfax by night!
Mon ami me rejoint et me retrouve abattu sur une terrasse de café peuplée de dizaines de jeunes d’hommes diplômés et dépressifs qui sucent leur cigarette entre deux gorgées de café amer. Candidats certains pour la prochaine felouque à destination de Lampedusa…après un séjour de 12 heures à Sfax, je suis prêt à les rejoindre.
Mon ami m’expliquera aussi ce que je n’avais pas pu voir en un seul jour : la violence cachée des rapports sociaux et familiaux, le sort réservé aux femmes, les pratiques immuables de ces paysans riches reconvertis à l’industrie qui continuent d’échanger leur filles dans des mariages forcés pour conserver l’unité de leurs champs d’oliviers. Et surtout l’obsession de la réussite et des apparences dans ce qui n’est finalement qu’un village qui a mal grossi. Je lui demande si la révolution a pu apporter un changement, la réponse fut affirmative : les islamistes ont plus de 50% d’intentions de vote dans cette ville alors qu’ils plafonnent à 25% ailleurs en Tunisie…
D’un commun accord, quasiment comme une évidence nousquittons Sfax le lendemain pour aller voir le magnifique amphithéâtre d’El Jem et son musée de mosaïques romaines émouvantes et raffinées, puis vers la belle Mahdia, sa médina rayonnante et ses plages translucides. Loin de Sfax, de cette anomalie sur le corps sensuel de la belle Tunisie. Après quelques bières et un long silence méditatif, mon ami réussit à rétablir la cohérence qui nous avait échappé jusque là : chaque corps, aussi beau soit-il, a son trou du cul. Une manière de faire entrer Sfax dans les anales !
Je me demande pourquoi j’écris tout cela. Je devrais imiter mes amis révolutionnaires tunisiens et lancer : Sfax ? Dégage! Rien à voir!… Ou utiliser l’efficace formule british : Sfax Sucks ! C’est cheap mais ça fait du bien quand même.

Albert London / Texte / Text
Histoire écrite en français / Story written in French