Soliloques emmurés

10 mars 2012

Temps de lecture : 3 minutes

Il s’agit du premier poème écrit en prison après une année de détention préventive.
J’ai commencé par écrire des demandes de grâce, des demandes de pourvoi en cassation, des suppliques de détenus condamnés à mort, des lettres au président de la République … tout ça en français. On commençait à me connaître au greffe de la détention parce que toutes les lettres étaient lues et comme les gardiens sont des arabophones, c’était la femme du Directeur qui contrôlait mon courrier. Elle a dû faire de grands progrès parce que je la renvoyais très souvent pour ne pas dire à chacune de mes correspondances, au dictionnaire.
J’ai écrit également des lettres adressées aux familles de détenus et puis vinrent les lettres d’amour, des poèmes ensuite, des acrostiches : je construisais des poèmes sur le prénom de la fille.
Un jour un jeune de 20 ans de père marocain et de mère algérienne fut incarcéré pour violation de domicile – en fait il rendait visite de nuit à sa dulcinée et s’était laissé gagner par le somme jusqu’au matin et fut découvert par le frère et le père – (je ne vous raconte pas la suite).
Le père du détenu considéra que son fils a ‘violé’ le code du bon voisinage et, de ce fait il refusa de l’assister par un avocat, et bien entendu de lui rendre visite en prison, il ordonna à la mère d’adopter la même attitude.
L’amour maternel étant ce qu’il est, surtout quand il provient de méditerranéennes, arabes et de surcroît algériennes, elle a fait tout le contraire.
Le jeune écopa de 18 mois de prison, réduit en appel à 12 mois puis gracié, à l’occasion du 1er novembre, de cinq mois.
Il m’avait raconté son histoire et je me suis lancé un défi :
_j’écris une lettre à ton père où tu lui demandes pardon et tu verras il te rendra visite.
_Jamais ! Me répondit-il, ça se voit que tu ne le connais pas.
J’ai écrit la lettre et nous attendîmes le parloir suivant (Il y en avait un tous les vingt et un jours !), Le parloir arriva, on l’appela. Il revînt au bout d’une demi-heure tout en larmes et il me dit :
_Tu es un sorcier !

Il m’inspira un poème sur l’amitié qui naît dans les endroits moins indiqués, dans des circonstances difficiles, des atmosphères pesantes, un vécu douloureux.
Mais pendant que j’écrivais un espoir fou m’a gagné. Je me suis senti hors de ce lieu, ignorant le temps presque heureux, le temps de l’écriture.
Je l’ai intitulé ‘Emotion de toujours’

Emotion de toujours

Tu voulais être mon enfant sans doute le premier
Je voulais que tu sois mon ami
Tu voulais être mon frère sans doute le cadet
Je voulais que tu sois mon ami
Tu voulais être mon compagnon sans doute le dernier
Je voulais que tu sois mon ami
Tu voulais être tout moi
Je voulais que tu sois moi en tout

Tu voulais être ma matière grise
Je voulais que tu sois une corde de mon cœur
Tu voulais être de mon sang
Je voulais que tu sois ma salive
Tu voulais être mes rides
Je voulais que tu sois mon acné perdue
Tu voulais être mes yeux
Je voulais que tu sois mes larmes

Tu voulais être colombe
Je voulais que tu sois mon chat
Tu voulais être diamant
Je voulais que tu sois ma perle
Tu voulais être silence de la mer
Je voulais que tu sois mon chant dans l’espace
Tu voulais être quelqu’un sans vie
Je voulais que tu sois ma vie

Tu voulais être un chuchotement
Je voulais que tu sois une caresse
Tu voulais être un tableau de peinture
Je voulais que tu sois une œuvre littéraire
Tu voulais être noir comme le deuil
Je voulais que tu sois bleu comme le bonheur
Tu voulais être aigreur d’un citron
Je voulais que tu sois la douceur du péché d’une pomme
Tu voulais être un désert hivernal
Je voulais que tu sois un jardin printanier
Tu voulais être sans racine, apatride
Je voulais que tu sois un exilé sur mon île
Tu voulais être écume d’un jour d’une vague docile
Je voulais que tu sois une tempête sur mon rocher
Tu voulais être un secret
Je voulais que tu sois une offrande

Tu voulais être une ombre dans le soir
Je voulais que tu sois la clarté d’un matin d’été
Tu voulais être un simple regard
Je voulais que tu sois un regard mais un sourire aussi
Tu voulais être ancien de quatre vingt ans
Je voulais que tu sois surtout jeune de vingt ans
Tu voulais être ce que je ne suis pas
Je voulais que tu sois ce que j’ai voulu être

Tu voulais être seulement un copain, un bon copain
Je voulais que tu sois un ami, mon ami
Tu voulais être pour moi quelques mois prisonniers
Je voulais que tu sois à moi libre pour l’éternité

J’ai voulu être toi
Tu as voulu être … mais je ne sais plus !

Djamil Hadj Mohamed – Texte / Text
Histoire écrite en français / Story written in French