L’histoire vraie de mon nez

22 janvier 2012

Temps de lecture : 3 minutes

Nez psychanalysé, de retour du bloc

Dans son autobiographie intitulée Ma vie, C. G. Jung écrit en guise de prologue :

Ma vie est l’histoire d’un inconscient qui a accompli sa réalisation. Tout ce qui gît dans l’inconscient veut devenir événement et la personnalité, elle aussi, veut se déployer à partir de ces conditions inconscientes et se sentir vivre en tant que totalité.

Pour décrire ce devenir, je ne puis me servir du langage scientifique. (…) Je ne peux exprimer (ce devenir de l’inconscient) qu’au moyen d’un mythe. Celui-ci est une individualité et exprime la vie plus exactement que ne le fait la science. Cette dernière travaille avec des notions trop moyennes, trop générales, pour pouvoir donner une idée juste de la richesse multiple et subjective d’une vie individuelle.

J’ai donc entrepris aujourd’hui, dans ma quatre-vingt troisième année, de raconter le mythe de ma vie. Mais je ne puis faire que des constatations immédiates, « raconter des histoires ». Sont-elles vraies ? Là n’est pas le problème. La question est celle-ci : est-ce mon aventure, est-ce ma vérité ?

Parfois on me demande comment nous allons savoir si les histoires vraies que les gens nous envoient sont bien vraies. Je réponds que quelqu’un peut raconter une histoire avec des extra-terrestres descendant les Ramblas, et des Djinns maléfiques brisant des cannes à pêche. Peu importe : là n’est pas le problème, comme dit Jung. A partir du moment où les gens croient que cela s’est vraiment passé, et que l’histoire a une vraie importance pour eux, qu’elle fait partie de l’aventure, de sa vérité, elle est vraie. Tricher à raconter des histoires vraies ce n’est pas mentir, mais éviter de raconter la ou les histoires qui nous tiennent vraiment à cœur.

Au fond ne me semblent dignes d’être racontés que les événements de ma vie par lesquels le monde éternel a fait irruption dans le monde éphémère, ajoute Jung. C’est pourquoi je parle surtout des expériences intérieures (mes rêves et mes imaginations).

Souvent je dis que ma vie est en deux parties : la belle ascension d’un enfant doué jusqu’à l’âge de six ans, puis à partir de là une chute lente, inéluctable.

A six ans, j’étais un garçon éveillé, résolu, et animé d’une insatiable curiosité, comme l’enfant d’éléphant des Histoires comme ça de Rudyard Kipling, dont j’avais le 33 tours à la maison. Dans l’histoire, l’enfant d’éléphant avait le fort désir de connaître le monde, de le comprendre, qui lui permit d’aller au grand fleuve Limpopo (qui est comme de l’huile, gris-vert, et tout bordé d’arbres à fièvre) se faire faire une trompe par le crocodile pour se venger des brimades de sa famille conservatrice.

Mon frère venait de naître. Mes parents, les adultes en général m’ennuyaient : comme dans l’histoire, ils ne répondaient à aucune de mes questions. Je les traînais avec moi comme des boulets : leurs règles, leur ordre n’avaient ni causes ni conséquences valables. Ils proposaient un cadre pour vivre que j’avais hâte d’enjamber. C’était plutôt un sentiment que quelque chose de conscient. Une aspiration. Je mûrissais un plan.

Quand j’avais besoin de réfléchir, j’allais tourner sur le parking qui surplombait notre rez-de-chaussée de la rue des Rosiers, à Dijon. Nous avions un figuier qui est mort de gel cette année-là, et la gouttière avec. Je faisais des huit avec le vélo, comme Sherlock Holmes joue du violon, pour mieux me concentrer, et résoudre l’énigme. Je traçais des huit sur le bitume toute une éternité, et soudain me fut révélé que j’avais le nez de mes parents. J’avais leur nez, c’était vraiment indéniable : ils me l’avaient légué.

L’apparition de ce lien que je portais sur le visage, comme pour narguer mon prisonnier, me fit sortir de ma rêverie et c’est là que je vis le muret du parking, exactement à la hauteur de ce nez qui n’était pas le mien. J’arrête de boucler et j’accélère : le nez percute le muret, je saigne. J’ai mal au nez, à la tête, mais je me sens heureux, j’ai réussi. C’est la fin, car je suis enfin moi-même, je n’ai plus le gros nez de mes parents.

Je raconte souvent aujourd’hui que j’ai été adulte peu de temps dans ma vie, entre six et neuf ans.

Une des portes en bois du parking avait encore les traces d’escargots déchiquetés de la semaine dernière, sur la cible tracée à la craie. Les escargots servent pour tout en Bourgogne, et souvent de fléchettes. On vole de la salade à sa tante. On organise des courses.

Plus tard, ma mère me raconta que jeune elle s’était fait refaire le nez. Mon père trouvait son nez trop gros, pas à son goût du moins. Ce jour-là je lui dis qu’enfant je m’étais cassé le nez exprès en fonçant dans un mur. Et je lui demandai si elle s’en rappelait, il elle s’en était aperçu.

Tout ce que tu faisais derrière mon dos, me dit-elle. Tout ce qu’on ne savait pas.