La revanche

5 mai 2013

Temps de lecture : 3 minutes

Image tirée du court métrage qui a fondé cette légende urbaine dans les années 1990.


Transcription en français de l’histoire audio en grec

Alors voilà… Un jour, nous avions rendez-vous chez Sporos ; arrive une jeune femme qui me raconte une histoire qui s’était passée dans l’autobus. Il y avait un Africain assis dans le bus, monte une vieille qui a dû s’asseoir à côté de lui, parce qu’il n’y avait pas de place ailleurs.

Et elle s’est mise à l’insulter : « C’est quoi ces noirs qui viennent chez nous et qui nous prennent notre travail », qui nous prennent ci, qui nous prennent ça, tout le bus l’entendait, elle parlait très fort. Le monsieur africain l’entendait mais ne faisait absolument pas attention, il ne disait rien, pas un mot, aucune réaction…

À un moment arrive un contrôleur, il se met à contrôler les tickets. La femme avait son ticket à la main, elle le tenait en regardant le contrôleur. Quelques secondes avant qu’il arrive devant eux, voilà l’Africain qui lui arrache le ticket de la main ! Et il le mange. L’autre se met à crier : « Il m’a pris mon ticket, il l’a mangé, il l’a mis dans sa bouche ! »

Tout d’un coup le contrôleur est devant eux, il lui demande son ticket. « Il me l’a mangé », qu’elle fait, « lui, là, l’Africain ! ». Les trois ou quatre qui avaient vu la scène, naturellement, n’ont rien dit. Alors le contrôleur l’attrape et la fait descendre du bus et la verbalise pour voyage sans titre de transport, et elle criait tout ce qu’elle savait en répétant : « Moi j’avais pris un ticket, c’est lui, il me l’a mangé ! ». Elle est descendue et elle a payé l’amende. Et l’Africain a eu sa revanche.

Maria Softsi. Traduit du grec par Myrto Gondicas.

À propos de cette histoire, François Beaune raconte : 

Depuis que je suis en Grèce, on m’a raconté deux fois la même histoire vraie, ce qui n’était jamais arrivé avant. Cette histoire, m’explique Vincent Message, un ami écrivain, est en fait un court-métrage berlinois de Pepe Danquart des années 90, qui a eu un grand succès et est devenu une légende urbaine.

Maria Softsi me l’a d’abord racontée. Ensuite Nicole, qui ne connaît pas Maria et n’est pas du même milieu. Elle m’explique que c’est une histoire que son fils lui raconté.

Cette histoire s’est passée à Athènes l’année dernière il me semble.

Mon fils est monté dans le bus, et il y avait une vieille dame assise et sur le siège d’en face elle avait posé ses courses. Il n’y avait pas d’autres places de libre, il pensait qu’elle enlèverait ses courses, mais non. Donc il attendait debout et à l’arrêt suivant entre un monsieur noir qui voit cette chaise de libre avec les courses, il fait un signe à la dame car il ne parlait pas grec. La dame refuse, le regarde de façon agressive, commence à rouspéter en grec avec son ticket dans la main. Elle finit tout de même par enlever ses sacs, l’homme s’assied et à l’arrêt suivant un contrôleur monte dans le bus. Le monsieur noir assis prend le ticket de la dame, le met dans sa bouche et le mange. Et lorsque le contrôleur est arrivé la dame n’avait plus son ticket et s’est pris une amende. Elle a bien essayé de dire que le monsieur avait mangé son ticket mais je crois que personne ne l’a cru.

Nicole et Maria ont en commun d’avoir des enfants adolescents. On peut donc penser que cette histoire (rumeur, légende urbaine, peu importe) circule parmi les jeunes, qui passent d’ailleurs pas mal de temps dans le bus avec des personnes âgées, et doivent céder souvent leurs places aux personnes âgées. Le personnage du noir serait peut-être d’abord l’instrument de la vengeance des ados contre les vieux râleurs.

Je crois qu’il faut remettre cette histoire dans le contexte politico-social de la Grèce d’aujourd’hui. La Grèce est aujourd’hui la porte de l’Europe et de l’immigration. Deux tiers des clandestins passent par la Grèce pour entrer en Europe, et à cause de la directive Dublin 2 (dénoncée par Amnesty International), les demandeurs d’asile doivent se déclarer dans le pays d’arrivée, et quand ils sont refoulés de France ou d’Allemagne par exemple, ils sont renvoyés par charters dans le pays d’arrivée, c’est-à-dire très souvent la Grèce. Ce qui fait que le pays est devenu un hall d’attente pour tous les déshérités fuyant les guerres et autres situations intenables.

Dans un récent sondage, l’Aube dorée, parti néo-nazi grec, est crédité de 14% des intentions de vote. L’Aube dorée a aujourd’hui 25 députés à la chambre et ne fait que croître, en partie grâce à un vote des personnes âgées, assimilées à son électorat raciste.