Chirurgien à Alger, par Baderdine

28 août 2013

Temps de lecture : 2 minutes

À Alger, pendant la décennie noire, le métier de chirurgien était l’un des plus exposés. Baderdine n’a oublié aucun des patients qui sont arrivés jusqu’à lui, par le résultat tragique de leurs convictions ou parce qu’ils étaient victimes de celles des autres. Il leur a tous accordé le même soin.

Pendant la décennie noire, j’étais chirurgien à Alger. Je me souviens d’une opération en urgence. Ils étaient deux, âgés d’environ quatorze ans. Je demande à l’un :

– Comment se fait-il que tu essayes de combattre des Algériens ? Tu ferais mieux de penser à aller à l’école…
– Le FIS, me répond-il, m’a promis après le mariage de me donner un travail et une maison.
– Comment peux-tu avoir une maison maintenant que tu as perdu l’usage de tes jambes ?
Alors il s’est mis à pleurer.

Un autre jeune, qui devait avoir seize ans, un très beau garçon, les accompagnait :
– Tu combats avec des cailloux contre des armes, je lui dis.

Il avait reçu une balle en plein abdomen. L’intestin grêle et le colon étaient déchiquetés. Nous avons parlé et j’ai senti qu’il comprenait qu’il avait été endoctriné. Son état s’est amélioré, il a repris ses études, a eu son baccalauréat et je sais qu’il est devenu pharmacien. Je l’ai rencontré au Telemli et il m’a raconté sa convalescence, qui a duré un an.

 

Une autre fois, c’est une maman et sa fille qui regardaient la télé. Il y a eu une fusillade dans la rue. Une balle perdue a traversé la fenêtre, le crâne de la fille, puis a fini dans l’abdomen de la mère. La fille est morte sur place. Nous avons opéré la mère qui souffrait de lésions multiples à l’intestin. Son frère était orthopédiste à l’hôpital. C’est lui qui nous a raconté ça. Elle a été longtemps suivie en psychiatrie. Même chez soi, on n’était pas à l’abri… Je garde, comme si j’y étais, cette image d’innocence, une fille qui regarde la télé, la tête posée sur les cuisses de sa mère qui voit le crâne de son enfant éclater sous ses yeux.

 

Un terroriste, qui avait tenté d’agresser des policiers, a été abattu juste devant l’hôpital et amené aux urgences. On voyait sur son visage, sur son corps, qu’il avait une peur bleue de mourir. Il était gravement blessé, on l’a déshabillé pour l’opérer. Sous ses vêtements, il portait la tenue afghane, le costume traditionnel. Comme les terroristes étaient persuadés que leur cause était juste, ils se préparaient à aller au paradis. La tradition veut qu’on ne lave pas les combattants sur le champ de bataille, mais qu’ils soient enterrés avec leurs habits. Il avait donc mis ses habits d’enterrement, ceux qu’il voulait porter en terre. Autour je sentais que les policiers avaient encore peur de lui, ils voulaient rentrer dans le bloc opératoire pour des raisons de sécurité. Même presque mort, il leur faisait encore cet effet. C’est cette scène que je revois : des policiers armés qui avaient peur d’un mourant, et lui qui avait peur de Dieu. Il pleurait et répétait : « Je regrette, Dieu pardonnez-moi. » Il avait un visage angélique, même sous sa barbe on pouvait le voir. Il faisait le signe de prière avec l’index droit vers le haut et répétait : « Dieu est grand. Je reconnais qu’il n’y a qu’un Dieu et que Mohammed est son prophète. » En l’endormant j’étais très ému. Le foie avait éclaté sous l’effet de la balle. Il ne s’est jamais réveillé.

Baderdine