La merveilleuse rencontre du vendredi 9 mai 2003

2 janvier 2013

Temps de lecture : 3 minutes


Dominique Vitalyos – Texte / Text
Histoire écrite en français / Story written in French

J’enchaîne les actes manqués. Les éditeurs me doivent de l’argent, je ne peux plus joindre les deux bouts et j’ai commencé la journée en oubliant mon porte-monnaie chez moi. Je m’en aperçois à la gare, trop tard pour retourner le chercher sans rater mon train. Il ne me reste, d’un billet antérieur, qu’un retour Arles-Marseille valide, mais l’aller Marseille-Arles a été utilisé et dûment composté (pas de poinçon cependant : le contrôleur n’était pas passé dans le wagon au cours de ce trajet). Comme les chiffres du compostage, au verso, se sont imprimés sur la bande magnétique qui traverse le billet, ils ne sont déchiffrables qu’à grand-peine. Tenter, en cas de contrôle, de le présenter comme s’il était tout frais du jour ? Je pèse le pour et le contre. Si je me fais prendre, c’était la fraude avérée. Mes explications sembleront ne pas tenir debout et ne me vaudront aucun crédit. Je m’assure un épisode déplaisant, une amende et un p.v. puisque je n’ai pas d’argent pour payer sur-le-champ. Je décide d’aller trouver le contrôleur et de lui expliquer la situation. A la mention du retour valide, il me propose tout simplement de l’utiliser en lieu et place de mon aller manquant. Je suis tirée d’affaire.
L’éditeur que je dois rencontrer m’attend à la gare d’Arles. Avant même de déjeuner avec lui, je lui raconte l’épisode et lui emprunte dix euros en prévision de mon trajet de retour, un peu plus tard, pour Marseille. Le repas terminé, je passe dire bonjour à des amis, puis je prend à pied le chemin de la gare, un sac chargé de livres sur l’épaule. Aux deux tiers du chemin environ, je m’arrête net — imbécile, triple abrutie! — saisie par l’évidence : le billet coûte onze euros quarante.
Pas question de revenir sur mes pas, sac trop lourd et répugnance à emprunter, plus encore après cette nouvelle « distraction ». Le nez baissé, je poursuis mon chemin, balayant le sol du regard à chaque pas. Quant j’étais adolescente, en quittant Londres, c’est arrivé. Il me fallait à tout prix dix shillings pour gagner le lieu où faire du stop pour gagner Douvres et le bateau pour la France, et je les ai trouvés par terre, dans le métro. Cette fois, je ne crois pas possible qu’un tel miracle se reproduise, mais pas non plus impossible, et de toute façon, comme j’ai décidé de ne rien demander à quiconque, je n’ai d’autre choix que d’ouvrir grand les yeux, de sortir mes antennes et de trouver un euro quarante, ou de m’en retourner sans billet à Marseille en souhaitant que le contrôleur ne passe pas.
Rue de la Gare. Je n’ai toujours rien trouvé. Une gitane au beau visage brun ouvert, ridée comme j’aimerais l’être, tous les plis vers le haut, son ample jupe bleu outremer dansant à chaque pas, vient à ma rencontre, accompagnée par une autre femme. Elle me saisit le bras sans brusquerie pour mieux attirer mon attention sur le petit cauri qu’elle tient entre deux doigts de sa main droite.
« Prenez-le, dit-elle, ce n’est pas cher. C’est la fête, aux Saintes-Maries-de-la-Mer…
Je lui souris, un peu penaude :
— Je ne peux pas, je n’ai pas de sous. Il me manque même un euro quarante pour prendre le train, alors… »
Alors? Alors elle ouvre les autres doigts de sa main droite, révélant deux pièces de monnaie, l’une d’un euro, l’autre de cinquante centimes.
— Vous les voulez?
Aucun doute, sa voix, son regard disent je vous les donne.
— Où est-ce que je peux vous trouver pour vous les rendre? En double !
— Ici.
C’est la rue, au plus chaud du soleil.

(Et le contrôleur est passé).